jeudi 9 décembre 2010

Linda Lê : "Pour écrire, il faut se monter le bourrichon"

Linda Lê ne veut rien dire en vietnamien. Linda est un prénom occidental, il vient de lind, qui signifie serpent, et Lê est un nom propre, il n'a pas de sens commun, il désigne de nombreuses familles vietnamiennes : "Je ne sais pas pourquoi mes parents ont choisi ce prénom, mes trois soeurs ont des prénoms vietnamiens." Linda Lê ne veut rien dire en vietnamien, parce qu'elle ne le parle presque plus et que je ne le comprends pas.

Elle m'attend au bar d'un hôtel désert, dans le 6e arrondissement de Paris, près de chez elle où elle s'excuse de ne pas m'accueillir, à cause du bruit de travaux qui couvriraient sa voix si douce, si lente, si contenue, elle contient la violence de ses livres, calme apparent démenti par le feu noir de ses prunelles. Linda Lê revient du Vietnam, son second voyage depuis trente-trois ans qu'elle a quitté le pays. Elle vient d'y présenter deux livres, les deux premiers traduits dans sa langue maternelle, oubliée. Non, pas maternelle : définitivement paternelle. Son premier retour à Saïgon fut pour l'enterrement de son père, qu'elle n'avait pas revu depuis dix-huit ans, dix-huit années de promesses non tenues de se revoir vivants, à désapprendre, malgré elle, la seule langue qu'ils partageaient. Son père n'aura jamais lu ses livres.

Linda Lê raconte posément, sobrement, les silences font des blancs dans sa voix, l'histoire de sa famille, celle du Vietnam, elle dit avec réserve ce qu'elle a écrit avec tant de fièvre dans Lettre morte, son livre le plus autobiographique (Christian Bourgois 1999), roman vibrant du deuil impossible où le plus mort des deux n'est pas celui qu'on croit.

M. Lê est né au nord du Vietnam. Il a 25 ans, en 1954, lorsque le pays est coupé en deux, il s'exile au sud, à Dalat, la ville la plus froide du pays. Il rencontre celle qui deviendra la mère de ses quatre filles. Une mésalliance, en rupture avec sa belle-famille, il est ingénieur, de modeste extraction, anglophone, il travaille pour une firme américaine. Elle est farouchement francophile et francophone, de nationalité française depuis la naturalisation de son père : ses filles iront au couvent des Oiseaux, elle ne leur parle qu'en français. Après quelques années heureuses, la famille déménage pour Saïgon et son lycée français, où un autre parallèle invisible coupe la maison en deux pays et deux langues de plus en plus étrangers, le vietnamien du père et le français de la mère, les filles à cloche-pied, le coeur entre deux langues.

En 1973, Linda a 10 ans, le cessez-le-feu, décidé à Paris, reste lettre morte. Linda Lê se souvient des bombes, un long silence voile ses yeux le temps que le vacarme s'éloigne de son récit. Les familles fortunées partent vers les Etats-Unis, vers la France. Les Lê restent à Saïgon, une autre guerre coupe leur vie en deux, il ne s'agit pas seulement de quitter un pays, mais aussi de séparer un couple défait. En avril 1975, les derniers Américains quittent Saïgon. M. Lê perd son travail, devient peintre en lettres, objet de tous les soupçons comme tous ceux qui ont travaillé pour l'occupant, il perd pied. Les écoles françaises sont été fermées, seuls quelques cours sont dispensés à l'Alliance française.

En 1977, Mme Lê embarque ses filles pour Le Havre. M. Lê ne part pas : "J'avais 14 ans, je pensais qu'il allait nous rejoindre." Mais il ne viendra pas. Commencent pour Linda Lê dix-huit années de correspondance en langues alternées avec son père, de promesses de visites non tenues, jusqu'au désespoir de sa mort annoncée, comme dans Lettre morte, par un télégramme où l'on dit en vietnamien qu'il vient "de se perdre".

"Je lisais Victor Hugo, j'avais une vocation, dit-elle, à l'exclusion de toute autre : écrire en français." Après quatre années dans un foyer de réfugiés au Havre, Linda Lê est admise en hypokhâgne, puis en khâgne au lycée Henri-IV, à Paris. Elle présente à la Sorbonne son diplôme sur le journal d'Henri-Frédéric Amiel, un corpus de 17 000 pages. Aujourd'hui, pour seule explication de ce choix, elle dit : "J'étais très douée pour la procrastination, j'aime beaucoup Pessoa."

Violence et rigueur

Contrairement à ce que son étymologie indique, la procrastination va se révéler une excellente méthode de travail, puisque Linda Lê propose son vingtième ouvrage, publié fidèlement chez Christian Bourgois. Elle en revendique trois de moins : "J'ai fait le vide à la mort de mon père, j'ai retiré de ma bibliographie les trois premiers livres que j'ai publiés chez un autre éditeur, depuis 1987. Je ne les ai jamais relus, mais je sais qu'ils ne font plus partie de mon travail." Tout (re)commence donc avec Les Evangiles du crime, en 1993, une tétralogie de la mort, du suicide au cannibalisme, quatre récits aux procès narratifs sophistiqués et limpides, où la violence extrême est endiguée par la rigueur de l'exposition, jusqu'à In memoriam, où deux frères se disputent la mémoire et l'amour rétrospectif d'une jeune suicidée, Sola, écrivain en équilibre sur le fil de l'exil. Et aujourd'hui Cronos.

La modestie de Linda Lê, touchante, se frotte sans cesse à l'ambition d'écrire juste : "Vous savez, pour écrire, il faut se monter le bourrichon, faire cohabiter une forte présomption et une grande humilité, avoir une nette perception de la vanité des choses."

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Jean-Baptiste Harang

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