dimanche 13 décembre 2009

La stratégie discursive ou l’image de soi dans Le Boujoum de Cung Giu Nguyên

(Cet article a été publié dans la Revue "Mondes Francophones" le 04 décembre 2009)
Résumé : Cung Giu Nguyen est connu comme un grand écrivain vietnamien d’expression française. Ses textes romanesques se révèlent magistraux par ses techniques de construire la progression événementielle et surtout par son expérience du langage considéré comme l’écriture des trames historique et social et de soi. Le Boujoum, un chef-d’œuvre en est par excellence un exemple. Nous voudrions y développer le processus de l’écrivain dans la recherche de son identité par la substance du langage.

Descripteurs : Vietnam, Cung Giu Nguyen, Roman, Le Boujoum, langage romanesque.

1. Introduction

La littérature francophone vietnamienne semble encore étrangère au public, d’autant plus que le monde du roman se dérobe à l’attention des lecteurs, amateurs comme professionnels. Les raisons pourraient être diverses, notamment parce que cette production littéraire a connu des difficultés dès sa naissance. En effet, sous l’angle d’une certaine classe sociale, elle pouvait être considérée comme une littérature qui ne contribuait pas à l’éveil de la conscience des lecteurs et qui avait tendance à ne pas concorder avec la « ligne » définie par un certain pouvoir. Cependant, il est communément admis que la vie d’une œuvre ne consiste pas seulement en « un prétendu droit de regard du politique »[1], malgré ses effets pragmatiques, mais plutôt en des valeurs inhérentes à l’auteur même, aux lecteurs et bien évidemment à son langage. D’ailleurs, Cung Giu Nguyen, une des plus grandes figures de la littérature d’expression française, est toujours convaincu que la vie de ses œuvres durera plus longuement que celle des régimes qui veulent les détruire. Aussi, Le Boujoum, un vrai chef-d’œuvre parmi les romans francophones vietnamiens du XXe siècle, témoigne-t-il de sa vie en affirmant toutes ses valeurs. Le lecteur peut y trouver toutes les caractéristiques d’un roman à la fois classique et moderne. Seul son univers langagier permet au lecteur de reconnaître sa qualité artistique et poétique. C’est par l’étude de la mise en scène des paroles ou du langage que pourra se justifier la place de l’auteur et que se révèleront les reflets social et historique, les mouvements psychologiques et les expressions de son âme. Dans cette perspective, nous tenterons d’esquisser dans les pages suivantes quelques réflexions sur le rôle d’avertissement et la dramatisation du langage ainsi que sur l’image de l’auteur à travers l’étude du langage romanesque de l’œuvre.

2. La suggestion du langage

L’émergence du travail littéraire est d’abord liée à l’expérience du langage, son utilisation ne venant qu’après. Sans doute Cung Giu Nguyen transcrit-il dans Le Boujoum cette expérience tout en usant d’un code linguistique qui exige du lecteur une certaine clé pour décoder le sens du discours. En effet, l’écriture du Boujoum demande d’être toujours reprise, et motive difficilement la passion du lecteur.

Mais avant d’entrer dans les détails de l’univers du langage et pour insister sur l’organisation du roman, le lecteur est d’abord invité à observer l’architecture orbiculaire de l’œuvre dont la phrase d’ouverture de l’incipit est reprise comme clausule à la fin du roman. L’architecture de l’œuvre consiste à achever le texte en reprenant son commencement. Ainsi, cette conclusion de l’histoire « Boujoum » :

« Je me sentais troublé, non par la terreur qui pourrait resurgir, mais par la banalité de la réception, de la reprise, par cette image ridicule de me revoir entant que fragile objet, retenu au-dessus d’un gouffre, par les fils abstraits de l’espérance… ».

revient au début du parcours d’écriture donnant naissance du personnage à qui Cung Giu Nguyen confère sa propre voix :

« … objet retenu au-dessus d’un gouffre par les fils abstraits de l’espérance. »


La structure orbiculaire du roman consiste ainsi à choisir de commencer par la fin. Elle justifie une méthode moderne de la composition du roman francophone, une nouvelle méthode qui se va contre les règles classiques selon lesquelles le roman « ne peut révéler sa conclusion, puisqu’il trouve justement sa motivation dans un parcours vers la fin, à travers une attente structurée par les énigmes et les indices du code herméneutique »[2]. Cette nouvelle technique est considérée comme une des grandes découvertes de Cung Giu Nguyen. Elle pourrait apparemment permettre de dévoiler plus tôt la façon dont l’histoire se termine, et de modifier l’horizon d’attente du lecteur vis-à-vis de la progression ou de l’avancement des événements ainsi que de la trajectoire des personnages dans les actions.

C’est au cœur de ces parcours que les éléments de langage entrent en jeu. Ils deviennent un lieu de partage entre les personnages, l’auteur et le lecteur, d’où la double face du langage : d’une part, en tant que « substance de la vie » et « trame de l’histoire », le langage est pour Cung Giu Nguyen, surtout dans Le Boujoum, le moyen de coder ce qu’il a voulu dire et ce qu’il dit ; d’autre part, quand l’auteur cède le devant de la scène à l’écriture, « le lecteur est l’espace où s’inscrivent […] toutes les citations dont est faite une écriture »[3]. C’est-à-dire que le lecteur doit trouver la clé pour déchiffrer le texte. À ce point, le langage du Boujoum exige la patience du lecteur, parce que l’auteur institue « un jeu de patience » et « un jeu d’apprentissage de la lecture ». En effet, le lecteur voit dès les premières pages du roman la situation devenir un peu chaotique dans la représentation des mots et du discours en décrivant l’initiation difficile du personnage/narrateur à l’histoire. C’est une sorte de langage imaginaire et une série de mots inconscients, c’est un champ obscur où « l’homme [en tant qu’objet fragile] poursuit noir sur le blanc »[4], et que « la terre et le ciel ne se distinguent pas ». Aussi l’auteur n’est-il pas plus clair quand il écrit « la nuit n’est pas différente du jour » ? Ou laisse-t-il apparaître la voix du personnage grâce à de telles conditions ? La présentation du langage de Cung Giu Nguyen commence alors par la recherche des signes jusque dans le néant où le premier « je » « saute, marche, nage, foule, piétine », tout en reconnaissant l’absurdité de son vocabulaire :

« mon vocabulaire devient inadéquat, aucun mot ne correspond plus à la complexe et fugace réalité, aucun mot ne garde sa signification privilégiée qui lui donne l’unicité, l’efficacité ou la beauté à moins que le mot ne dénote le confus, le vague, le vide, le non-sens, l’anti-mot, le pré-mot, le non-mot, l’a-mot, les maux » (p. 12).


Au terme de la recherche de la signification du langage, ce que l’auteur révèle ici par la voix du narrateur, c’est bien une abstraction de l’écriture du roman, comme d’ailleurs le montre le titre «Boujoum ». Cependant, c’est sans doute par le moyen de ce langage que l’auteur peut tout exprimer. Et c’est dans le langage que se révèle l’univers personnel et les caractères des personnages[5].

L’analyse du langage du Boujoum est donc l’occasion de témoigner de la voix d’un « mort vivant » ou d’un « survivant » méconnaissable et inclassable. Cung Giu Nguyen fait dire à son personnage principal, Amdo, qu’il se trouve dans un état de « conscience de l’inconscience ». Ce que le romancier découvre par la voix d’Amdo, c’est la beauté d’un monologue et le langage du silence. Ce message traduit également une philosophie de l’écriture. Aussi, dans la voix du narrateur, l’exhibition des intentions littéraires ou plus précisément des préparations du langage de Cung Giu Nguyen est-elle justifiée par la délicatesse de l’écriture qui intervient :

« Scribe, réveille-toi. Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Ne cherche pas à te rendre personnellement intéressant en falsifiant ce que tu as à transcrire. Je te demande de bien jouer ton rôle. Tu as écrit que je m’évanouis ? Ton temps a changé mon idée et lui prête une absurdité. Que n’écrivais-tu pas que je m’étais évanoui, et ceci pas pour le moment, seulement quand je me suis réveillé, car comment pouvais-je me rendre compte que j’ai perdu connaissance, si je n’ai pas bénéficié d’un réveil ? Celui qui dort, comme celui qui a perdu le contrôle de ses sens, l’opéré entre les mains d’un savant éventreur, ne peut savoir son état, la conscience de l’inconscience se situe sur la ligne de partage de deux situations contradictoires ou différentes. Des ténèbres éternelles ne se reconnaîtront jamais comme telles. Scribe, je te rends la vie difficile, excuse m’en, aucune vie n’est aisée. » (p. 15).


Cette confidence d’Amdo est non seulement porteuse de sens, mais elle actualise aussi la conscience de l’auteur tout en montrant ses intentions d’inscrire « les structures profondes d’une vision du monde »[6] dans le roman. Faire parler Amdo, c’est aussi dévoiler une fusion extravagante et contradictoire des mots où il s’agit de transformer le langage : l’auteur laisse à son personnage le choix de son propre langage. Ainsi a-t-on l’impression qu’Amdo déforme un langage pour en produire un nouveau vocabulaire qui est comme « une traînée de nuit répandue sur le blanc de la page »[7]. Ce vocabulaire bizarre surgit encore lorsque le narrateur inscrit dans le déroulement de l’histoire un détail particulier sur le « mariage entre l’escargot et le requin ». Écoutons maintenant les raisons données par Amdo pour lesquelles un escargot, mot masculin, peut convoler avec un requin, lui-aussi mot masculin :

« Ne rouspète pas, Scribe, je t’en prie. Je sais bien que ta grammaire te tracasse, cette grammaire farcie de préjugés. J’ai bien dit la jeune mariée, l’escargot. L’article élidé présent pour des raisons d’euphonie peut servir à un tour de passe-passe ; mais ton sourire moqueur est un signe d’incompréhension ; par respect pour la tradition de ton écriture, escargot est bien du masculin, même quand il s’agit d’un escargot femelle. Idem pour poissons, oiseaux. La distinction entre homme et femme, l’anthropocentrisme a déteint de façon malencontreuse sur les bêtes, et l’on soupçonne d’homosexualité, de pédérastie, alors qu’en réalité les mœurs se moquent des rigueurs de l’orthographe ou du langage. Scribe, consulte tes tablettes et éclaire-moi sur les articles possibles qui marqueraient de façon spéciale, les êtres asexués, bisexués. Pour le moment, n’ironise pas, mon escargot est une dame » (p. 35).


Cung Giu Nguyen prend alors conscience, dans le langage du personnage et dans son propre langage littéraire, du rapport entre subjectivation et objectivation dans la mise en place et dans l’enregistrement des formes discursives. Et c’est dans cette relation que s’identifie l’image du romancier dont le « métier est d’écrire », tout en dépassant une « logique élémentaire » et une « grammaire simple » pour entrer dans une « carcasse de règles avec mille exceptions les détruisant ». Aussi, pour que le langage devienne une activité humaine de dévoilement et que les mots fassent sortir de l’ombre un objet et l’intègrent à notre activité générale[8], il a besoin de l’intervention du lecteur qui partagera la même ligne que l’auteur et l’œuvre. La lecture du Boujoum est une promenade ardue et compliquée à travers une forêt luxuriante de lettres, de signes, de figures, d’énoncés, etc.

Tout ce qu’on vient de dire se rapporte au langage et aux stratégies discursives que l’auteur mettra en application dans tout le roman. Il s’agit peut-être d’un repère pour que le lecteur, en prenant conscience des intentions de l’auteur, poursuive et vive avec les personnages les moments cardinaux de l’action et les bouleversements dramatiques. Quelques avertissements prononcés précédemment par le narrateur sur la caractéristique du langage jouent, malgré tout, un rôle de repère dans le parcours narratif. Le lecteur commence à voir apparaître une dramatisation des discours romanesques, discours faits de dialogues entre les personnages et de monologues du narrateur.

3. Dramatisation du discours

Le monologue du narrateur occupe une place importante dans le Boujoum. Il s’organise principalement autour de deux personnages Amdo et Calame, qui entrent chacun d’entre eux dans différentes instances de l’histoire. Mais l’auteur leur accorde, à l’un comme à l’autre, des moments particuliers pour s’exprimer ou pour vivre avec leurs paroles.

Amdo joue un rôle primordial dès le début de l’histoire et devient alors le personnage principal chargé de la progression des mouvements de l’action et des événements. Après un grand suspens lié à l’état de non-conscience du personnage durant les premiers chapitres, le récit s’oriente de façon impressionnante vers le portrait d’un jardinier au cinquième chapitre. Ce chapitre est en quelque sorte donné à lire comme un pastiche du texte de Genèse dans la Bible. Le romancier y insère une grande partie du monologue, car dans « l’immense jardin », seul Amdo est doté d’un langage articulé qui lui donne le droit de nommer chaque créature autour de lui. Gardien du jardin, « ayant oublié son état primitif », Amdo est comblé de bonheur, celui de sentir supérieur, celui d’être le maître des créatures, d’être lui-même une créature différente, capable de communiquer par le langage. Mais cet état de bonheur ne dure malheureusement pas longtemps, car la « pomme d’Adam ne chuta que pour être jetée dans une autre sphère où tous les corps doivent nécessairement tomber », d’autant plus qu’Amdo n’obéit pas à son maître en mordant au fruit proposé par Domicella, sa bien-aimée (elle est la dernière créature à apparaître dans le jardin). C’est à partir d’ici que commence le mouvement dramatique du langage du récit ainsi que du langage du personnage. S’installe une forte tension dramatique individualisée par la voix du narrateur :

« Nous avons péché, nous risquons de mourir » […] Bientôt l’obscurité complète nous couvrit, nous ne distinguions plus le dessin des arbres, des bois, des collines. Le chemin qui nous ramènerait au cœur du jardin, à notre habituel refuge, était voilé […] La peur corrompait mon esprit et amollissait mon corps […] Mais autour de nous, c’était les lugubres ténèbres et nous avions encore à les affronter, à nous faire un chemin à travers elles […] Encore et toujours ce noir épais qui blessait nos yeux écarquillés » (p. 121-122).

Cette méthode de dramatisation est mise au point pour donner au discours une valeur artistique tant au plan de la logique du récit qu’à celui de l’énonciation. Elle varie selon l’évolution du personnage au cours de la progression des actes, tout en annonçant une conséquence inéluctable. Cung Giu Nguyen enferme, nous semble-t-il, Amdo dans des discours tragiques qui révèlent une vie profonde du personnage et qui symbolisent l’écartèlement et le conflit qui l’anime entre homme intérieur et homme extérieur. Cela est notable dans les scènes où Amdo devient le Premier Ministre du Royaume de la Safranie, le plus haut pouvoir du gouvernement, mais c’est sans doute aussi le pire moment de sa vie : son orgueil l’éloigne de la relation amicale qu’il entretient avec ses amis les plus proches ; sa gloire doit se payer de la mort de ses amis :

« Je me méfiais de mes anciennes amitiés ; j’en avais une amère expérience avec Brogpa, ce n’était ni les joies ni les peines partagées qui changeaient l’attitude présente de chacun. Je dominai ma répulsion et soucieux de découvrir la vérité qui nous conduirait à d’autres vérités ». (p. 526).

Quelles vérités découvrir si ce n’est la cause de la mort de ses anciens amis ? En effet, il faut attendre la mort de Perogain – celui qu’Amdo fait arrêter et emprisonner la veille – pour que le personnage reconnaisse en partie la valeur des relations humaines : « J’appris cependant comment peut être profonde la solitude qui sépare les hommes que ne lie plus ni l’affection ni la rancune » (p. 527).

Les discours dramatiques sont condensés à l’intérieur du narrateur, et à chaque fois qu’ils reviennent, à chaque fois qu’ils s’intègrent dans le récit, ils témoignent de la vie profonde ou de l’univers intérieur du personnage. C’est là qu’on reconnaît le pouvoir du langage qui est susceptible de changer les hommes et qui les lie l’un à l’autre. Les soliloques dramatiques suivants de Perogain avant la mort, dont Amdo, le narrateur, rend compte, ont ici une valeur exemplaire, non seulement parce qu’ils permettent de faire progresser le récit, mais encore parce qu’ils rendent visibles les tourments d’Amdo et permettent de révéler les rapports qu’entretiennent les personnages entre eux :

« […]
À l’homme seul, malheur, malheur, au mort seul.
Dans la marche funèbre solitaire, j’accompagne aux sons de ma flûte
Ma victime, mon ami, mon délivré,
Dans notre plongée commune dans le néant où nos solitudes d’éternisent,
Dans cet enfer ou ces cieux aux étages divers
Que n’atteint nulle imprécation, nulle prière,
Que jamais ne rejoindront les litanies des vivants.
Une victime ne se console qu’au flanc d’une autre victime,
Un mourant qu’aux côtés d’autres mourants.
Compagnie agréable, juste, cordiale, de voyages
Qui n’ont plus à se souvenir d’où ils étaient partis,
Côte à côte ils partagent le non-vivre et le ne-plus-mourir
L’un près de l’autre, ils évitent de lire le nom des stations
Où plus jamais ils ne descendront.
Par ici, toujours ici, rien là-bas, rien au-delà,
Notre train bouge, marche, roule, n’arrive pas.
[…] » (p. 530).

La valeur exemplaire de ces soliloques tient au fait qu’ils montrent que c’est dans la mort du personnage qu’est né le sens pathétique du langage. Ce langage expose un destin, marque en même temps une résurrection de paroles passées tout en faisant office d’avertissement prophétique. Face au destin et à la fatalité, il ne reste peut-être qu’un regret du passé, et quelquefois on attend une certaine recommandation. Mais tout cela évoque justement des drames du discours :

« N’était mon destin, j’aimerais bien me voir vivre une infinité de jours, entouré d’une nombreuse descendance, épargnée de la maladie, des misères et des guerres, tissant de menues joies quotidiennes le ciel d’un paradis.
Mon œil demeuré valide va maintenant pouvoir se refermer sur la vision des choses et des êtres que j’emporte pour illuminer ce qui désormais sera ma nuit.
À vous, mes survivants éphémères, de jouir, si vous le méritez, du bonheur que vous offrent gratuitement la nature et, au prix de vos larmes, de votre sang, le monde.
À vous de vivre si, de vos vies puissent être écartés le pêché et sa honte qui empoisonnent toutes les sources d’eau vive où vous vous trempez… » (p. 534).

La technique de dramatisation trouve une place importante dans le récit et dans les conversations. Cung Giu Nguyen sait lier sa propre voix à celle des personnages tout en communiquant une impression de douleur devant le langage et les paroles qu’ils transcrivent et qu’ils prononcent. Dans le chapitre IX, destiné au « ‘je’ du scribe », l’apparition du scribe Calame met en perspective le caractère des discours du silence, bien que l’écriture l’attire beaucoup et qu’elle le plonge dans l’ambiance des vieux parchemins et des textes sacrés, de la littérature des cours et des ambassades. Or, ses paroles échappent peut-être à l’attention des interlocuteurs, car elles n’ont aucun sens pour ceux qui les écoutent, même si l’on reste encore dans le dialogue. Voici ce qu’avoue Calame :

[…] la terre reste commune, mais chacun se meut dans son propre univers avec un passé et un avenir tout différent (p. 212).

Cette scénographie illustre évidemment les difficultés à communiquer ainsi que la dramatisation du langage ou des paroles à partager entre les personnages. La destinée du langage de Calame lui permet donc de prendre conscience de sa propre solitude. Et l’un des fragments de monologue du scribe retient particulièrement l’attention du lecteur :

Je nourrissais l’illusion d’avoir quelqu’un qui m’écoutât, sans me soucier de son approbation ou de son indifférence ou de son mépris. C’est toujours un monologue qu’on débite, comme toute littérature qui, du reste, s’affiche, se veut communicative. Le locuté est dans le domaine du probable et le sympathisant a une probabilité moins grande. (Ibid.).

Le discours dramatique, quand il devient le moyen de présenter l’état d’âme du personnage, invite à découvrir la relation profonde entre l’auteur et ses personnages. C’est sans doute à ses personnages que l’auteur dédie cette phrase : « Mon langage sera leur langage », d’autant plus que Calame a recours aux citations littéraires et à l’art pour évoquer son besoin de communiquer. Ainsi, le langage de l’art, même s’il exprime le refuge du personnage dans la rhétorique, pourrait « servir à quelque chose » et « être profitable à quelqu’un » : par le dialogue, Amdo comprend mieux son ami Calame. Le lecteur est donc ramené au dernier chapitre du roman où revient la situation de la conscience et où, grâce au dialogue, les personnages ont pu se percevoir l’un l’autre. Ce sont les conversations entre Amdo et Calame qui permettent d’instaurer une confiance mutuelle et qui deviennent initiation à la conscience et à la compréhension des difficultés du langage, comme le révèle Amdo à propos du langage de Calame :

"Car avec Calame, les mots qu’il employait n’avaient pas toujours le sens qu’on leur prête communément. L’obsession qui le hantait, celle de voir le monde comme une farce colossale, le prédisposait à la plaisanterie, au canular, au brouillage des cartes, à la destruction du langage familier au nom d’un autre langage qu’il pensait être plus efficient, plus communicatif, plus proche du réel". (p. 642).

Le discours dramatique joue ainsi dans la représentation événementielle du roman un rôle significatif lorsque le romancier fait parler et fait écouter les personnages, même si cela est mis dans un pur monologue que l’un « débitait plutôt pour maîtriser ses propres doutes » et que l’autre « écoutai[t] distraitement ». Ce discours dramatique est prêté aux personnages pour permettre d’établir dans le roman une nuance à plusieurs voix, tout en dévoilant la profondeur de l’expression et le monde mythique de l’écriture. La dramatisation du discours est aussi la technique préférée chez Cung Giu Nguyen qui, par là, rend spécifique l’identité de son œuvre et donne au récit son caractère esthétique.

4. L’image de l’auteur

L’architecture du roman est constituée par des techniques d’écriture de l’auteur. Le langage, le discours, la phrase, les mots, sont des éléments premiers à traiter et à exploiter. Ainsi entre en scène la voix ou l’image de l’auteur pour renforcer le pouvoir de son langage littéraire. Puisque, comme nous venons de le voir, les dispositifs et les stratégies d’écriture permettent en grande partie de mettre en évidence l’ensemble des circonstances de la vie des personnages et celles qui reflètent plus ou moins la situation ou la condition de l’auteur-même, d’où la coïncidence entre la mise en scène de soi et le cadre d’écriture.

En effet, bien que la considération du dessein ou de l’intention de l’auteur ne doive pas être prise en compte pour juger de la réussite d’une œuvre littéraire, comme le remarque Wimsatt[9], la suite des mots que le romancier prête à ses personnages est liée à la fois à la compréhension du sens et à sa pensée ou à sa vie. Aussi paraît-il absurde ou hâtif de juger que seule l’intention de l’auteur détermine la signification de l’œuvre : la signification de l’œuvre est établie exclusivement par le système de la langue. Nous considérons du moins pour le roman Le Boujoum que le langage est un moyen important qui amène à l’interprétation de la posture et l’intention de l’auteur, d’où l’initiation à l’horizon de sens et à l’esthétique de l’œuvre.

Une vue d’ensemble du roman nous montre que le langage témoigne du mouvement et de l’évolution des états psychologiques d’une personne, ou plus précisément des différentes instances qui structurent une voix et une image. Cette voix est répartie entre les personnages, et cette image s’incarne dans celle des personnages. Dès le début de son œuvre, l’auteur a confié cette voix à Amdo qui sera la représentation d’un silence de la subconscience. Cung Giu Nguyen assigne donc à Amdo le langage dans une situation chaotique et très tendue. Et c’est sans doute par là que le lecteur perçoit la gestation de la voix et la personne du romancier. En effet, dans la progression de l’écriture, le jeu fantasmatique de la série de noms propres au chapitre IV constitue un code langagier qui pourrait fâcher les lecteurs, mais n’est-ce pas là, vraisemblablement, le dessein de l’auteur ? Cette stratégie d’écriture implique ainsi une arrière-pensée : l’être humain nagerait à l’heure actuelle dans le champ monotone des notions et des termes scientifiques, et dans ce champ, l’homme en tant que sujet parlant et sujet social, semblerait s’être, par mégarde, oublié au fil du temps. Ainsi, lorsque l’auteur fait parler Amdo, nous accédons à son vécu. C’est le fait de s’occuper d’une voix de l’auteur logée ou réduite derrière les paroles du personnage qui permet d’avancer cette hypothèse. On voit d’ailleurs dans le texte une mutation entre le subconscient ou l’inconscient du personnage et la conscience du romancier. Le langage du Boujoum est donc ce par quoi l’intention de Cung Giu Nguyen jouit d’un privilège.

Le pouvoir du langage ou du discours littéraire dans cette œuvre consiste encore en la suggestion de l’humanité. Il est vrai que si le texte romanesque se lit à la fois dans l’espace de la textualité et dans la réalité ou de la légalité, il renvoie à une forme mythique des relations humaines. Comme nous l’avons souligné, la voix de l’auteur est sacrifiée à des paroles des personnages, d’où des discours dramatiques, des discours hostiles et inamicaux et des discours amoureux, des discours de pénitence et de regret. Tout est un reflet des appartenances à la vie humaine. Au-dessus de toutes choses, Le Boujoum est esquissé comme un grand discours sur la fraternité et sur l’amitié. Quelle que soit la manifestation dans les conversations, le pouvoir et la valeur vrais du langage du roman sont ce qui constitue la nature profonde de l’œuvre de Cung Giu Nguyen. Aussi, ces paroles que l’auteur a mises dans la bouche de Calame sont-elles considérées comme des réactions ou des « insinuations cruelles et inamicales » alors qu’elles cachent au contraire une souffrance et un regret d’une amitié. En d’autres termes, il s’agit avant tout d’une affirmation de l’amitié qu’a vécue l’écrivain :

« L’amitié n’y est pour rien. L’amitié t’a absous de tes crimes. L’amitié ne fait pas oublier les faits qui, en eux-mêmes, sont féroces. Mourir pour te donner ta vie, à quoi cela rime-t-il ? Dani ne pouvait qu’être fou pour se comporter de la sorte. On meurt pour la patrie, pour un mythe, pour l’honneur, on meurt pour ne pas mourir ; meurt-on pour un misérable pécheur ? Absurde, n’est-ce pas ? Alors, il faut qu’il survît pour réduire ce côté absurde […] ». (p. 644).

Sans négliger la place de l’auteur qui est souvent considéré comme « absent » ou « mort » dans la scène, tout en laissant ses personnages parler, exprimer et dialoguer, le lecteur trouve toujours derrière les paroles d’Amdo et Calame la voix de Cung Giu Nguyen en tant que celui « qui prend en charge les propos »[10]. C’est la voix d’un individu isolé dans un monde indifférent plein d’absurdité et d’hypocrisie ; c’est la voix d’un individu, sujet social, en train de lancer ses appels et ses cris, mais il est sujet d’aphonie et les réponses se font toujours attendre.

La technique d’écriture romanesque devient donc un lieu où le lecteur dévoile le message de l’auteur ayant besoin de communiquer, de chercher à se comprendre lui-même. Les paroles ci-dessus d’Amdo devraient être révélatrices de quelque moment difficile de l’amitié chez l’auteur même. Elles traduisent des souvenirs du passé vécu de l’auteur avec ses amis, ce qui veut dire que le langage littéraire est, pour Cung Giu Nguyen, le moyen de faire revenir au passé et de retenir des souvenirs, malheureusement ineffaçables, malgré le temps. Plus il cherche à s’enfuir du passé, plus il le trouve revenir au présent, car chez l’homme existent à la fois, et quelquefois contradictoirement, un monde mystique et un monde réel. Sans doute, Cung Giu Nguyen ne devrait-il plus jamais éprouver et souffrir cette double face de sa personne. Et le passé pourrait n’être pour lui qu’une obsession qui le poussait pourtant à réagir contre l’amitié, parce qu’ « elle ne fait pas oublier les faits qui, en eux-mêmes, sont féroces ». Aussi le langage du Boujoum ne s’arrête-t-il pas à des paroles des personnages, il jalonne toute la vie de l’auteur et ses souvenirs du passé, et il révèle un mystique, c’est-à-dire un homme pour qui le roman n’est rien d’autre qu’une longue lettre dont le destinataire semble toujours mystique.

Pham Van Quang, enseignant-chercheur
Université nationale du Vietnam à Ho Chi Minh-Ville.
Membre associé du Laboratoire LLA (Lettres, Langages et Arts)
Université Toulouse 2-Le Mirail.

Edition à référence
Cung, Giu Nguyen, Le Boujoum, Dallas-Texas, Cunggiunguyen Center Publications, 2002. 656 p.
Références bibliographiques
Aron, Paul et Viala, Alain, (2006), Sociologie de la littérature, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 127 p.
Barthes, Roland, (1972), Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 187 p.
Barthes, Roland, (1984), Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 412 p.
Bellemin-Noël, Jean, (1978), Psychanalyse et littérature, Paris, PUF, 127 p.
Bergez, Daniel, (2005), L’explication de texte littéraire, Paris, Armand Colin, 207 p.
Compagnon, Antoine, (1998), Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 306 p.
Del Lungo, Andrea, (2003), L’incipit romanesque, Paris, Seuil, 376 p.
Maingueneau, Dominique, (1993), Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris, Dunod, 203 p.
Pham, Van Quang, (2007), L’Ordre des mots dans les romans francophones de Cung Giu Nguyen, Pham Van Ky et Pham Duy Khiem. Etude linguistique, stylistique et poétique de l’inversion du sujet et de la place des compléments et des adverbes, Thèse de doctorat, Toulouse, Université de Toulouse 2-Le Mirail, 586 p.
Sartre, Jean-Paul, (1998), La responsable de l’écrivain, Lagrasse, Verdier, 64 p.
Tadié, Jean-Yves, (2003), Proust et le roman, Paris, Gallimard, 224 p.

[1] Paul Aron et Alain Viala, 2006, p. 27.
[2] Andrea Del Lungo, 2003, p. 116.
[3] Roland Barthes, 1984, p. 66.
[4] Voir Daniel Bergez, 2005, p. 51.
[5] Voir Jean Yves Tadié, 2003, p. 129.
[6] Antoine Compagnon, 1998, p. 74.
[7] Daniel Bergez, 2005, p. 51.
[8] Voir Jean-Paul Sartre, 1998, p. 16.
[9] Cité par Antoine Compagnon, 1998, p. 92.
[10] Dominique Maingueneau, 1993, p. 79.

mardi 6 octobre 2009

Résumé de la thèse de doctorat-soutenue le 22 juin 2007 à l'Université de Toulouse Le-Mirail

L’Ordre des mots dans les romans francophones de Cung Giu Nguyen, Pham Van Ky et Pham Duy Khiem
Étude linguistique, stylistique et poétique de l’inversion du sujet et de la place des compléments et des adverbes


La littérature francophone vietnamienne, toujours à la recherche de son identité dans le concert des littératures vietnamiennes et des littératures francophones, se révèle magistrale en ce sens qu’elle est le lieu de partager des idéologies, des pensées et des mentalités ; elle véhicule également les sentiments intimes, les nobles aspirations des relations humaines, la fierté individuelle ou l’orgueil national, etc.
Mais, avant tout, la littérature francophone vietnamienne devient le « conservatoire » et le « laboratoire » de la langue française, celle que les auteurs adoptent comme mode d’expression, et par laquelle ils manifestent leur créativité littéraire.
Dans cette optique, l’étude de l’ordre des mots nous permet de faire ressortir, d’une manière générale, l’état du français dans le domaine francophone et le rapport entre la créativité littéraire des auteurs vietnamiens et la « norme grammaticale », d’une part, et d’observer proprement la fonction de l’ordre des mots dans la formulation du texte, d’autre part.
Pour aboutir à ces objectifs, après avoir bien présenté un aperçu historique du sujet, nous avons proposé de présenter une épistémologie tout en esquissant une méthode heuristique qui nous guide tout au long de notre travail.

1. L’aspect épistémologique

1.1. La problématique

Les termes « ordre des mots », comme nous l’avons bien entendu, étaient en gestation dans l’œuvre de bon nombre d’auteurs. Ils vont conquérir leurs logiciens d’abord dans la période du logicisme, pour ensuite prospérer à l’ère de la grammaire et stylistique, et c’est à partir de ces domaines qu’ils constituent aujourd’hui un vaste territoire qui nécessite la linguistique textuelle ou la grammaire de texte. Même si ce territoire peut apparaître à certain égard, il n’en reste pas moins habité par quelques aspects problématiques et méthodologiques que cette thèse tentera de mettre en évidence.
En effet, l’hypothèse que nous avons proposée consiste en cette question principale : la prise en compte de la notion d’ordre des mots dans les textes de romans pourrait-elle apporter un bénéfice certain à la stylistique et à la linguistique textuelle ou à la grammaire de texte?
Une fois admise, cette problématique s’inscrit dans une perspective où nous espérons ne pas risquer de nous enliser dans l’imprécision et où nous nous contentons d’analyser non seulement certains faits syntaxiques phrastiques ou le choix des auteurs entre les constructions marquées et les constructions non marquées, mais encore l’articulation dans le texte et la relation de discours. Tel est l’objectif global de notre étude. A cela s’ajoutent d’autres questionnements secondaires mais aussi importants : Quel aspect particulier va-t-on chercher dans la structure française lorsque cette dernière devient l’instrument de transmission de la pensée et de la mentalité orientales ? Celles-ci sont-elles réglées et conduites par cette langue qui suit, en principe, l’ordre favorable et nécessaire au raisonnement humain ? Autrement dit, les figures françaises deviennent « folles » dans les idéologies orientales ? Les travaux de l’ordre des mots dans les romans francophones vietnamiens tâchent ainsi de légitimer les réponses à ces questions.

1.2. La base théorique

Notre étude repose sur une convergence de deux approches principales qui procèdent du « microcosme grammatical » et du « macrocosme du texte », selon les termes de Gardes-Tamine et Pellizza.
En ce qui concerne la dimension du microcosme grammatical, nous nous procurons une synthèse qui s’appuie sur différents niveaux : structure logico-grammaticale, structure de constituants, structure fonctionnelle, structure thématique et structure sémantique. A ces niveaux de structures correspondent les plans d’analyse de la phrase que Le Goffic a développés dans sa Grammaire de la phrase française. Ils permettent de caractériser les facteurs ou les règles grammaticales qui conditionnent l’ordre des constituants au sein de la phrase et qui guident la plupart du temps l’auteur ou le locuteur dans la production littéraire où il a moins de liberté dans son choix.
L’étude de l’ordre des mots dans les romans devrait avoir recourt à un niveau plus large qui complète nécessairement les niveaux de microcosme. Pour cela, nous avons commencé par les réflexions de Denis Slakta en nous approchant de la théorie de l’ordre du texte. Celle-ci amène à expliquer essentiellement la prise en considération de la cohésion textuelle qui consiste à explorer les procédés d’anaphore textuelle ou de répétition, les marqueurs d’intégration linéaire ou les marqueurs de connexité, et la progression thématique. La procédure d’analyse de texte selon ces procédés a été largement mise en application par nombreux linguistes (cf. Adam 1990, 2004, Jeandillou 1997, Maigueneau 2000, Combettes 1988, Dupont et al. 1994, etc.). D’une façon plus spécifique, nous voudrions mettre en œuvre ces méthodes dans l’étude de la répartition des éléments constitutifs.
La théorie de l’ordre du texte permet encore de faire ressortir les relations de discours sous un autre angle que nous voulons développer tout en étayant des travaux très récents de Charolles (1997, 2003, 2005), de Pohriel (2005, 2006) ou de Le Draoulec et Péry-Woodley (2005). Leurs travaux suggèrent une solution très efficace dans l’explication et la description des relations de discours dans lesquelles les éléments à l’initiale prennent en charge l’encadrement ou la portée phrastique ou textuelle.

1.3. Le corpus et l’objet d’étude

La tentative d’annexion des faits linguistiques par la littérature francophone vietnamienne ne signifie pas que nous devons obligatoirement considérer cette littérature comme le meilleur corpus pour les études de la langue française. Ainsi, l’entreprise d’un choix d’un corpus est à préciser d’abord la période d’où sont nés les textes. Nous avons donc nous interroger sur les œuvres écrites de 1950 jusqu’à aujourd’hui. Conformément à cette période, les études de grammaire textuelle annexées aux interrogations littéraires connaissent leur développement très fort en France. Dans le domaine francophone vietnamien, cette période montre la primauté de la littérature d’expression française au niveau de la qualité des textes. Les sept romans de trois auteurs que nous avons choisis en font preuve :

· PHAM Duy Khiem : Nam et Sylvie, Plon, 1957 ; La Place d’un homme, Plon, 1958.
· PHAM Van Ky : Les Contemporains, Gallimard, 1959 ; Perdre la demeure, Gallimard, 1961.
· CUNG Giu Nguyen : Le Fils de la baleine, Fayard, 1956 et Naaman, 1978 ; Le Domaine maudit, Fayard, 1961 ; et Le Boujoum, Cunggiunguyen center, 2002.

S’agissant d’objet d’étude, nous nous accordons pour examiner la question au niveau de la phrase dont la notion demeure parfois floue. D’une manière générale, avec la phrase, en tant qu’unité de base du discours et « point de rupture dans l’analyse du langage », nous pouvons délimiter comme objet d’étude les différents types : les phrases simples ou indépendantes qu’on appelle logiquement les « propositions noyau » ou grammaticalement les « unités grammaticales noyau », et les phrases complexes, celles qui résultent d’une sorte d’amplification dans les propositions noyau[1]. Au niveau de la syntaxe, l’ordre des constituants est présenté différemment dans chaque type de phrase. A ces types de phrases s’ajoutent éventuellement d’autres constructions qui adoptent une syntaxe particulière résultant des opérations telles que la dislocation, le détachement, la topicalisation et le clivage, etc.
L’ambition de notre étude est de passer du cadre de la phrase au domaine du texte. En effet, au sein de la linguistique, la grammaire de phrase ne peut pas se séparer de celle du texte. L’étude de l’ordre des mots est un champ idéal pour entrer dans la considération des mécanismes d’enchaînement des phrases à l’intérieur d’un texte, de la progression et de la construction des discours. Qui plus est, l’analyse de l’ordre des mots en nous basant sur l’approche de la grammaire de texte ne peut pas négliger l’objet de texte. Aussi, le fait de choisir le texte comme critère d’analyse est un avantage pour notre démarche de traitement de l’ordre des mots.

2. Le contenu de la thèse

A trois éléments d’analyse grammaticaux : sujet, compléments et adverbes correspondent trois parties dans la présentation de la thèse.

2.1. Première partie : étude de la place du sujet

Dans le chapitre premier, nous portons notre attention tout particulièrement à la postposition du sujet dans les énoncés introduits par un verbe, un adjectif, un adverbe et un complément. Mais il est aussi intéressant d’examiner l’ordre des constituants dans les phrases copulatives. Au point de vue de la linguistique, dans les énoncés à élément initial, l’ordre des constituants semble être conditionné ou influencé, de façon homogène, par quelques facteurs bien connus, comme la nature morphosyntaxique du sujet, le sémantisme du verbe, le volume des constituants.
Les énoncés à un verbe initial appartiennent au type de constructions syntaxiques archaïques. Les auteurs vietnamiens les emploient dans le texte comme moyen d’expression particulière des sentiments et de l’affection. La permutation entre le sujet et le verbe dans de telles constructions est due alors à un facteur psychologique. Mais le sémantisme du verbe y joue un rôle primordial. Sans parler de la fréquence de la catégorie des verbes intransitifs, ceux-ci sont souvent interprétés comme les verbes ayant la faiblesse sémantique et exprimant normalement la survenue, le commencement ou la fin d’un événement. Les romanciers y introduisent les quelques verbes habituels comme arriver, venir, monter, rester, apparaître, disparaître, etc. :

Arrive un moment où cela doit éclater (Pham Van Ky).

Et vint un moment où je ne m’en servis plus (Cung Giu Nguyen).

Revinrent à mon regret les moments vécus ensemble dans ce jardin dont j’avais la garde, notre fuite éperdue lorsque la foudre et l’averse nous chassèrent du refuge qui nous semblait promis pour éternité. (Ibid.).

La longueur du sujet devient également un facteur décisif de sa postposition au verbe. Cela a été attesté non seulement dans ce type d’énoncés, mais aussi largement dans d’autres constructions. Nous l’avons constaté par exemple dans les énoncés introduits par un adverbe. En effet, il est combien difficile de construire la phrase avec l’antéposition d’un sujet volumineux, car, le plus souvent, la phrase française n’accepte pas une chute tellement brutale avec un verbe à sémantisme faible. La postposition du sujet est donc la construction préférable dans ce cas, surtout lorsqu’il est constitué d’une série d’énumération :

Alors revinrent dans sa mémoire, un : la petite fille qu’elle avait été, qui marchait toujours sur la pointe des pieds ; deux : des vers à soie qui renoncent au monde en s’enfermant dans leurs cocons ; trois : des loups ; quatre : des hyènes ; cinq : son père qui formulait des vœux au nouvel an : « Que ta fille ne soit point courtisane, que ton fils ne soit point soldat ! ». (Pham Van Ky).

Avec le type d’énoncés introduits par un complément, nous avons montré que les auteurs mettent souvent en application une compatibilité de position entre le sujet et le complément dans la zone initiale. D’autre part, une postposition du sujet produit un effet de dynamique communicative. Nous avons ainsi parlé de ce phénomène comme un procédé de thématisation du complément et de rhématisation du sujet :

Sur le bureau du président, encombré de grimoires, trônait une urne à laquelle on avait attaché une sonnette, et au bout d’un fil, un bâtonnet d’encens allumé. (Pham Van Ky).

Une des particularités de ce type de constructions, c’est la fréquence du verbe monter que nous avons rencontré exclusivement chez Cung Giu Nguyen. Avec ce verbe, l’auteur invite le lecteur à découvrir la différence d’expression entre l’antéposition et la postposition du sujet ; l’originalité de la postposition ne tient pas seulement au fait qu’elle rapporte à la phrase un effet d’équilibre, mais elle montre encore la clarté des relations syntaxiques du verbe avec le complément et le sujet. D’ailleurs, avec le verbe monter, le procès exprime essentiellement l’idée de déplacement d’une entité abstraite. Dans ce cas, une référence de localisation semble nécessaire, elle guide la perception du récepteur. A ce propos, nous nous intéressons particulièrement à la considération de Sechehaye, selon laquelle, l’esprit humain s’est intéressé à l’aspect ou au mouvementé des choses avant de les saisir par leur aspect statique[2]. En voici un exemple spécimen :

De la maison voisine, monta soudain le premier vers d’une chanson :
Mon amour n’a duré qu’une saison.
(Cung Giu Nguyen).

Les facteurs de sémantisme du verbe, de volume du sujet sont toujours considérés comme parties intégrantes confirmant la tendance à postposer le sujet au verbe. Dans bien des cas, nous avons expliqué que la postposition du sujet résulte de la servitude grammaticale, c’est-à-dire que les auteurs observent rigoureusement la « norme grammaticale » avec laquelle il n’est pas question de choisir l’antéposition du sujet. Il s’agit des constructions avec le verbe de localisation ou le verbe d’état, comme la copule être dans l’énoncé suivant :

Sur la rive nord était Canton. (Pham Van Ky).

La servitude grammaticale a été également examinée dans les énoncés introduits par certains adverbes énonciatifs, à savoir peut-être, sans doute, à peine, etc. Leur présence à l’initiale entraîne quasi-automatiquement la postposition du sujet. Notons néanmoins que cette postposition est en corrélation particulièrement avec un sujet pronominal ou un sujet complexe. Aussi, le sujet nominal n’a-t-il pas d’accès dans ce type de postposition :

Peut-être estime-t-il qu’en exhumant une histoire vieille de trois siècles il compromettrait sa mission. (Pham Van Ky).

Sans doute les courses m’ont-elles un peu fatiguée. (Cung Giu Nguyen).

Ainsi, il est communément admis que les phrases et les textes francophones se fondent a priori sur le principe de la grammaire et de la syntaxe générale selon lequel les constituants obéissent à des règles fixées. A ce principe grammatical et syntaxique s’ajoute le facteur logico-sémantique qui réagit aussi largement à l’ordre des constituants. Nous l’avons mis en application dans l’étude de la place du sujet dans les phrases copulatives, tout en essayant de distinguer le sujet et l’attribut nominal et de les permuter l’un avec l’autre. Tout cela a pour objectif de corroborer la précision et l’exactitude dans la production littéraire des auteurs.
En analyse des faits linguistiques, nous sommes forcément amenés à la prise en considération des faits stylistiques. Cela signifie que l’étude de l’ordre des mots ne s’inscrit pas seulement dans les explications grammaticales, mais elle s’interroge aussi sur le problème stylistique. Celui-ci consiste à voir la liberté de choix entre les constructions marquées et les constructions non marquées. En effet, nous nous apercevons, quant aux textes en prose francophone, que les écrivains exercent plus ou moins leur subjectivité dans la formulation du texte, d’où l’apparition de la caractéristique stylistique.
Cette caractéristique stylistique se manifeste particulièrement dans l’organisation des propositions subordonnées que nous avons présentées dans le deuxième chapitre. Les relatives occupent une place importante dans notre étude, car elles s’emploient très amplement dans les romans. Après avoir montré les conditions permettant la postposition du sujet : les types de relatifs, de structures, de verbes, etc., nous nous sommes attachés à examiner le caractère esthétique résultant de l’ordre des mots dans ces constructions de postposition du sujet. C’est là que nous pouvons mettre en évidence le choix des auteurs. A ce propos, nous avons préféré adopter les positions de Catherine Fuchs[3] en expliquant les « variantes stylistiques ». C’est-à-dire qu’à côté des constructions de postposition du sujet obligatoires, il existe des cas où la postposition du sujet est libre :

Bambino riait de plaisir en attrapant le ballon que lui envoyait Jubel. (Cung Giu Nguyen).

Il eut un geste de contrariété devant la natte étalée sur la neige et réclama cérémonial que requiert la solennité. (Pham Van Ky).

La postposition du sujet dans la relative de ces deux énoncés n’est pas générée par des contraintes de langue, mais elle provient de la liberté de choix stylistique. C’est pour cela que le fait d’antéposer ou de postposer le sujet au verbe n’influe pas sur l’effet de sens de l’énoncé.
Les mêmes observations se font quant à d’autres types de subordonnées : les circonstancielles de temps, de lieu, de but, etc., les complétives, les percontatives. Nous nous apercevons néanmoins que la postposition du sujet est souvent rencontrée dans les cas particuliers. Avec les subordonnées, nous avons expliqué que leur structure fondamentale est relativement analogue à celle des constructions introduites par un complément circonstanciel. La postposition du sujet a pour objectif de rhématiser le sujet. D’ailleurs, dans bien des cas, la postposition du sujet est parfois occasionnée par la présence d’un complément inséré entre la conjonction et le verbe, comme dans les énoncés suivants :

C’est à moi de rire. Je m’apprête à précéder Igor et à continuer notre chemin, quand sur les marches du perron apparaît Marthe. (Cung Giu Nguyen).

L’avenue Williams-Adam reliait directement Hart et moi tandis qu’entre lui et Neufville s’étendait un écran de pins à branches de candélabres. (Pham Van Ky).

Il n’avait pas compris le discours du Mandchou, mais il devinait que de l’issue, facile à prévoir, de ce duel, dépendait ou son élargissement ou le maintien de son arrestation. (Pham Van Ky).

L’étude de la place du sujet dans ces types de phrase nous permet également de nous rendre compte de la fréquence de certaines constructions surtout avec la locution conjonctive pour que chez Cung Giu Nguyen.
Dans d’autres cas, les auteurs emploient la postposition du sujet dans les subordonnées comme moyen de produire un effet de chiasme. On peut trouver par exemple dans l’énoncé ci-dessous la souplesse et l’élasticité dans la composition des subordonnées introduites par quand :

Mais nous reviendrons quand la malédiction sauvage ne pèsera plus sur elle, quand les hommes pourront se réconcilier, quand sera dissipé ce courant de haine qui nous empoisonne. (Cung Giu Nguyen).

Une des caractéristiques que nous avons remarquée par ces types de constructions, c’est la succession impressionnante de la postposition du sujet dans les subordonnées. Voici l’extrait qui nous frappe dans cette étude :

J’attends, sous l’auvent d’une caverne, j’attends que s’apaisent les rages de l’air, j’attends que reviennent à leur primitive quiétude les ondes des cours d’eau, leurs plantes aquatiques, les arbres des prés, les arbustes des clairières et les géants des forêts, j’attends, impassible, sachant la frivolité de mon milieu, que cesse ce remue-ménage et que me soit ramenée la douce brise du soir ou la brise des mers, poisseuse et salée, ou la brise des vallées, véhiculant parfums et senteurs ou la brise des monts, souffle tendre et suffisant pour agrémenter la vie. (Cung Giu Nguyen).

2.2. Deuxième partie : étude de la place des compléments

La deuxième partie de la thèse est consacrée à l’étude de la place des compléments. Dans le chapitre 3, nous avons traité de la place des compléments d’objet direct et indirect. Après avoir esquissé un aperçu panoramique de la notion de complément dans les grammaires traditionnelles et dans quelques grammaires récentes, nous avons situé l’attention au fonctionnement des compléments d’objet dans textes francophones. Tout comme dans l’étude de la place du sujet, nous avons essayé de caractériser les constructions auxquelles la grammaire impose ses règles et où les auteurs observent la « norme grammaticale ». En effet, il semble inutile de rechercher des explications pour le cas de la place du complément direct qui s’avère très rigide en position postverbale. Cela peut se justifier surtout dans les constructions de base qui reflètent fidèlement l’ordre typique de la phrase assertive : Sujet-Verbe-Complément d’objet. Notons cependant que nous parlons ici de complément direct nominal ou en tant que groupe nominal.
Il résulte de ces constructions que celles de la dislocation du complément direct attirent particulièrement notre attention. Les auteurs se servent du complément direct comme l’élément disloqué à gauche ou à droite. Un des traits à remarquer en ce qui concerne ces constructions, c’est que, par le moyen de la dislocation, les auteurs libèrent le complément direct de la servitude positionnelle habituelle. Le plus important est de donner au discours une certaine dynamique communicative.
Quant aux compléments indirects, il est évident qu’ils jouissent plus ou moins d’une liberté que n’ont pas les compléments directs. Nous avons en effet témoigné surtout des cas où ils occupent la position initiale. Il s’agit des constructions particulières qui s’emploient souvent avec une postposition du sujet :

Au Dr Pablo revenait la pointe de Kao Lung, aux Tagals, Bissayos et au Hygrote la poussière du minuscule archipel (Pham Van Ky).

et à partir desquelles le complément indirect permet une bonne cohésion textuelle :

Que dire du moindre travailleur manuel comme Leang-quatrième le mécanicien, tailleur avant ses vicissitudes sur le Primorsk ? Là encore, le chef-d’œuvre artisanal ne s’obtenait, dans son intégralité, que par la soumission, le respect, l’admiration de l’apprenti soucieux de reproduire exactement - condition de l’efficacité - la technique ou mieux : le savoir opératoire du patron, l’unique sage qu’il devait aimer, en qui il devait se perdre. Et l’homme qui forgeait et trempait les deux sabres de Matune y avait procédé après purification rituelle, revêtu d’habits blancs de coupe sacerdotale.
Au dressage professionnel s’ajoutait ainsi une formation morale qui, par le recueillement, le jeûne, la méditation et un cérémonial adéquat, parachevait l’adresse et l’ouvrage des mains.
(Ibid.).

L’antéposition des compléments indirects dans le deuxième paragraphe permet d’assurer une continuité dans l’ensemble de texte, au niveau de la syntaxe comme celui de la sémantique.
Concernant la position respective entre le complément direct et le complément indirect, nous avons explicité un certain nombre de verbes appelle une double complémentation, et nous avons focalisé les analyses essentiellement sur les constructions où le complément direct est précédé du complément indirect. Dans ce cas, de nouveau, le facteur de volume des éléments joue un rôle capital. La syntaxe des écrivains francophones est fondée sur le principe selon lequel le complément volumineux est rejeté à la finale de la phrase. Nous avons essayé donc de montrer cette caractéristique en considérant, non seulement dans ces constructions, mais dans tous les contextes des œuvres, l’inspiration du dispositif d’écriture de l’ancienne rhétorique de nos écrivains. Selon ce dispositif, la zone finale de la période est souvent réservée un élément de « solennisation », comme le remarque Barthes[4]. Ainsi conçu, le complément direct volumineux révèle un soin particulier dans l’usage des auteurs :

Et comme pour manifester leur solidarité avec le Grand Vizir, un officiel distribua à la Presse une pétition portant la signature de vingt-et-un ministres qui demandaient au monarque d’exaucer le vœu de Saitan et en même temps d’accepter leur démission collective pour faciliter la tâche du nouveau Premier Ministre (Cung Giu Nguyen).

[…] je remis aux uns et aux autres des distinctions, médailles, croix, rubans, macarons, autant d’hosties consacrées scellant les bouches prêtes à trahir, de foi et d’espérance, vivifiant les cœurs portés à plus de vaillance, de dévouement, de sacrifice, pour triompher d’une cause […] ( Ibid.).

L’utilisation du complément direct après le complément indirect dépend largement de leur relation. En effet, après avoir présenté quelques phrases avec la construction verbale figée, nous avons examiné la relation sémantique et logique que ces compléments contiennent entre eux. Le résultat montre que dans un grand nombre de constructions avec cet ordre, le complément direct à la finale s’interprète comme l’élément postérieur par rapport au complément indirect, au point de vue existentiel et temporel. Cela se justifie par la valeur anaphorique exprimée par le complément indirect. Ainsi, ce rapport reflète la cohérence dans le texte :

Les tailleurs professionnels ou improvisés cousaient jour et nuit pour livrer à chacun son costume de printemps. (Cung Giu Nguyen).

Domingo avait regagné son bâtiment. Sur le sien, Rousski indiqua à chacun sa place […]. (Pham Van Ky).

Nous avons expliqué de plus la position respective des compléments directs et indirects en nous appuyant sur l’observation de la démarcation de focalisation dans un énoncé. Ce processus permet de faire ressortir l’opération des messages effectuée par les auteurs dans la construction des phrases. De ce point de vue pragmatique, dans une phrase, le plus souvent, l’information se centre sur les éléments qui se mettent en deuxième position après le verbe. Aussi, la fonction informationnelle consiste-t-elle en la position des éléments constitutifs et non en leur fonction syntaxique. Si le complément direct se place après le complément indirect, c’est bien parce qu’il est chargé de la focalisation de l’énoncé.
En ce qui concerne le chapitre 4, nous avons traité du fonctionnement de la place des compléments circonstanciels au sein de la phrase et du texte. Dans un premier temps, après avoir présenté un aperçu panoramique de la terminologie et des critères de cette catégorie grammaticale, nous avons situé notre observation à l’effet sémantique résultant de la mise en place des compléments dans la phrase, et à leurs fonctions dans la construction du texte.
En tant qu’éléments périphériques, les compléments circonstanciels jouissent d’une grande mobilité qui étant leur propre caractéristique. Cela signifie qu’ils peuvent occuper différentes zones dans la phrase. Cependant, leur déplacement entraîne plus ou moins l’effet de sens de l’énoncé. Nous avons mis en évidence la relation des compléments circonstanciels avec le procès pour justifier leur influence sur le sens de l’énoncé. En effet, dans une phrase telle que :

Ils se rappelaient son apparition étrange sur la plage, alors que la fille de Trân attendait son fiancé (Cung Giu Nguyen).

la référence spatiale exprimée par le complément sur la plage est inclue dans le procès ; elle permet de préciser l’actant son apparition étrange. Si on déplace le complément circonstanciel à l’initiale, la phrase pourra s’interpréter d’une autre façon.
L’explication de l’effet de sens montre que, dans une certaine mesure, le langage littéraire des auteurs vietnamiens se fonde sur la pertinence sémantique qui amène le lecteur à mieux circonscrire le contexte d’énonciation. C’est aussi le cas des constructions dans les quelles les romanciers introduisent à la fois deux ou plusieurs compléments circonstanciels. La description sémantique consiste à prendre en compte les contraintes combinatoires entre ces compléments. Il s’agit de leur équivalence référentielle dans l’énoncé. A ce stade, nous avons essayé de mettre en application un des principes fondamentaux pour construire l’ordre des mots en français, c’est que l’énoncé doit, au niveau sémantique ainsi qu’au niveau pragmatique, commencer par les mots à grande extension et les faire suivre par les déterminations qui réduisent leur extension. Ainsi, dans un énoncé, lors que deux compléments circonstanciels apportent des informations telles que l’une implique (englobe) l’autre, c’est le complément qui exprime l’information la plus générale qui doit précéder l’autre, comme le précise Gosselin[5]. Voyons par exemple la phrase suivante :

Elle refusait de sortir et, le dimanche, après la messe, à laquelle elle se rendait en groupe avec une surveillante, elle reprenait le chemin du lycée, trouvant, dans le silence de la salle d’études, la paix propice au travail. (Cung Giu Nguyen).

Cung Giu Nguyen arrange les constituants de l’énoncé selon l’ordre chronologique qui marque parfaitement la combinaison entre deux compléments de temps le dimanche et après la messe, à laquelle elle se rendait en groupe avec une surveillante. Cette relation référentielle montre que le complément le dimanche, en tant qu’information la plus générale, englobe le complément après la messe […]. Là, il n’y a donc pas question de permutation de ces deux compléments.
Suite à l’étude de la place des compléments circonstanciels, nous avons développé leur rôle de portée dans un énoncé et dans un texte. Dans le premier cas, ils peuvent étendre leur influence sur un constituant de l’énoncé ou sur l’énoncé entier. Cela dépend grandement de leur position. La zone postverbale ou finale réserve souvent à des compléments qui portent sur le verbe ou sur le complément d’objet, alors que la partie initiale de l’énoncé est attribuée à des compléments portant sur tout l’énoncé, c’est-à-dire sur la relation sujet-prédicat. Les deux exemples servent de l’illustration :

Trois jours après, pour notre première sortie, je l’emmenai dans le parc de Sceaux (Nam Kim).

Dans ces nouvelles ténèbres comme dans la nuit récente, je n’ai qu’à me déplacer dans le sillage des masses de chair mouvantes, dans la traînée de souffles haletants des êtres qui aveuglément s’avancent. (Cung Giu Nguyen).

La fonction importante de la position initiale est particulièrement justifiée par le fait qu’elle admet les compléments circonstanciels comme les éléments portant sur le texte. Ainsi placés, ils constituent le cadre dont relèvent toutes les informations exprimées dans les phrases graphiques :

Ce matin-là, Mô se rendit au travail de bonne heure. La marrée était encore basse. Mô nagea jusqu’à son carrelet en tirant avec lui sa petite embarcation. Le bain d’eau fraîche le détendait. Il s’amusait à battre les petites vagues, à tour de bras, les prenant pour l’incarnation de ces notables malfaisants pour lesquels il n’aurait jamais assez de haine. Il donnait un coup droit à l’instituteur, un crochet du gauche au maire, un autre direct au chef de canton. Mais d’autres adversaires survenaient, il les frappait avec violence, mais n’arrivait pas à les exterminer. D’autres vagues malfaisantes, d’autres figures détestables, surgissaient, réapparaissaient. Mô avait les bras endoloris. Toute une nappe d’ennemis l’entourait, de plus en plus menaçante. Il eut peur et grimpa sur sa tourelle (Cung Giu Nguyen).

Il est intéressant de montrer que les compléments circonstanciels de lieu à l’initiale s’accordent très souvent à des textes descriptifs alors que les compléments circonstanciels de temps introduisent normalement des textes narratifs.
L’ordre des compléments circonstanciels contribue considérablement à la cohésion et à l’enchaînement dans le texte. Nous avons fait ressortir cette caractéristique en examinant les types de progressions thématiques actualisées par les compléments circonstanciels.
Nous avons tenté ensuite d’embrasser d’un regard la valeur poétique quand il s’agit de l’arrangement des compléments circonstanciels. Cette valeur est d’abord marquée par le fait que les écrivains disposent de ces compléments comme les signaux démarcatifs. Pour ce faire, ils se placent nécessairement en début de paragraphe en servant de transition des séquences textuelles, comme devant nous dans le texte suivant :

– Monsieur de Neufville, je me suis décidé pour le sabre à deux mains.
Il sursauta et je crus qu’il avait peur de cette arme redoutable. Il me détrompa en dénonçant le vice de procédure :
– Monsieur Hizen, c’est avec mes deux témoins que les vôtres ont à régler ce détail. Et jusqu’aux jour et heure qu’ils auront fixés d’un commun accord pour la rencontre, il y aura quelque décence à nous éviter … enfin, dans la mesure du possible.
Devant nous, une ligne serpentine de fantassins montait à l’assaut de retranchements à peine achevés. En tête, paradaient le tambour-major et le clairon-major […]
(Pham Van Ky).

La poétique des phrases et des textes dans les romans francophones repose en bonne partie sur l’insertion des compléments circonstanciels dans différentes zones de l’énoncé. Nous considérons cette démarche comme un art de suspension. Elle permet de créer dans un énoncé une ligne mélodique particulière marquant à la fois le caractère objectif et subjectif dans l’expression.
Le parcours esthétique de la phrase et du texte résultant de l’ordre des compléments circonstanciels est encore exprimé de façon impressionnante par le schéma spectaculaire et cosmique et par l’accumulation de ces compléments. Nous avons remarqué que leur entrée dans la phrase et dans le texte rend très vivante la scénographie par la plume des écrivains. Cela fait penser que chaque phrase ou chaque texte est construit sous forme d’une scène théâtrale ou d’un tableau.

2.3. Troisième partie : étude de la place des adverbes

La troisième partie de la thèse se compose de deux chapitres. Le chapitre 5 est consacré à l’examen de la position des adverbes au niveau de la phrase. Dans le chapitre 6, nous sommes amenés à traiter de la position des adverbes dans le cadre du texte.
Ainsi, au niveau de la phrase, après avoir présenté brièvement la construction des adverbes selon les linguistes modernes, la position des adverbes est d’abord expliquée au point de vue de la fonction. Nous nous sommes focalisé essentiellement dans un premier temps sur la zone postverbale ; il s’agit de la zone du syntagme verbal qui attire souvent les adverbes de modification verbale. C’est un fait assez connu. Nous abordons pourtant deux types d’adverbes : les adverbes énonciatifs et les adverbes scéniques.
L’essentiel est de mettre en évidence la concordance et la discordance entre la position et la fonction de ces adverbes. En d’autres termes, nous avons cherché à justifier l’interdépendance entre l’ordre des adverbes et leur fonction. Cette démarche consiste à voir les combinaisons des adverbes avec d’autres éléments discursifs.
Pour les adverbes appelés énonciatifs, il est communément admis que certains d’entre eux peuvent se mettre dans toutes les césures de l’énoncé. Mais leur mobilité devient parfois un piège duquel le lecteur se sort difficilement. Cela signifie que leur déplacement entraîne une modification importante de leur fonction. En effet, quand les auteurs arrangent ces adverbes liés après le verbe, on les interprète normalement comme les adverbes modificateurs du verbe. Voyons par exemple le cas des adverbes personnellement et confidentiellement :

J’étais considéré comme un traître à la condition humaine, en me posant comme innocent, en ne croyant être au-delà ou en deçà des hystéries collectives justifiées par ce même droit à la vie qu’on me refusait personnellement. (Cung Giu Nguyen).

Seul défaut que Levret me communiquait confidentiellement : Lugner avait la passion du jeu et trichait souvent. (Ibid.).

En position liée au verbe, ces deux adverbes perdent leur valeur des adverbes énonciatifs. Avec personnellement, dans ce cas, il devient plutôt l’adverbe focalisateur qui affecte directement le complément d’objet exprimé par le pronom personnel me. Quant à confidentiellement, il est dépourvu d la valeur métacommunicative et fonctionne simplement comme l’adverbes en –ment intégré au syntagme verbal et surtout au verbe.
La position postverbale provoque souvent une ambiguïté à l’égard de la fonction des adverbes. Dans une certaine mesure, nous avons constaté toutefois que lorsque les adverbes énonciatifs sont entourés d’expression négative, ils gardent toujours leur fonction primitive, celle de la transmission du commentaire du locuteur à l’énoncé. Dans ce cas, ils dominent la négation. Nous avons abordé surtout les énonciatifs assertifs, à savoir certainement, peut-être, sans doute, vraiment, apparemment.
Toujours au point de vue de la combinaison avec d’autres éléments, les adverbes énonciatifs peuvent s’employer avant le participe passé ou se combinent avec un élément discursif. Dans les deux cas, ils perdent plus ou moins leur fonction énonciative pour passer à la fonction de manière du verbe ou de degré quand ils s’attachent à un adjectif :

Aucun habitant ne lui avait franchement tendu la main ni ouvert sa porte (Cung Giu Nguyen).

Depuis des mois, Truong avait caché à sa famille qu’il était sérieusement malade (Ibid.).

Nous avons étudié la place des adverbes scéniques de la même façon. Notons que parmi ces adverbes, les scéniques de temps sont employés plus nombreux que les scéniques de lieu. Notre étude porte d’abord sur les scéniques en -ment et ensuite certains scéniques lexicaux.
Avec les adverbes de temps, sont examinés trois sous-classes : les adverbes de date (actuellement, nouvellement, nuitamment, récemment, etc.), les adverbes de durée (définitivement, éternellement, momentanément, provisoirement, etc.), les adverbes de fréquence (constamment, continuellement, épisodiquement, fréquemment, etc.). S’agissant des adverbes lexicaux de temps, nous avons explicité seulement le cas de maintenant et de toujours en raison de leur fréquence plus élevée dans les romans.
Les adverbes spatiaux en -ment sont plus rares que les autres. Nous en avons trouvé exclusivement chez Pham Van Ky cinq adverbes astralement, extérieurement, horizontalement, largement et superficiellement. D’une manière générale, en postposition au verbe, ces derniers se rattachent à celui-ci comme adverbes de manière et de quantité, malgré la faiblesse de leur valeur de localisation dans certains emplois :

D’ailleurs, il (Mister Leang) payait largement cette privauté : une caisse d’opium, à demi éventrée, était placée en évidence près de l’attirail (Pham Van Ky).

Je m’egenouillai à sa gauche, tandis que son fils lui présentait […] le sabre court de neuf pouce et demi qu’il saisit et éleva horizontalement, à hauteur de son front avant de le poser devant lui. (Ibid.).

Nous avons terminé l’étude de la place des adverbes dans la zone du syntagme verbal en traitant de trois adverbes spatiaux ailleurs, quelque part et partout. Chez les écrivains francophones, ces adverbes tendent à se combiner fortement avec le verbe comme les éléments accomplissant le procès verbal. Cela dépend d’ailleurs de la catégorie de verbes que les auteurs ont choisi. Avec les verbes intransitifs, ces adverbes se placent nécessairement en postposition :

Il faut que vous rendiez ce type aux notables. Qu’il aille habiter ailleurs. J’en ai assez, de ce lugubre idiot ! (Cung Giu Nguyen).

– Ils doivent être allés quelque part pour y passer la nuit (Ibid.).

Le soleil des Safrans est partout, même dans la nuit, même sous la pluie (Ibid.).

Dans la suite de l’étude de la place des adverbes au niveau de la phrase, nous nous sommes intéressés à leur relation avec toute la phrase. Plus précisément, nous avons exploité trois zones de l’énoncé : préphrastique, intérieure et finale. A chacune de ces zones, les adverbes présentent une certaine caractéristique différente.
Après avoir pris en compte les différents types d’adverbes susceptibles de la position préphrastique ainsi que les contraintes discursives de cette position, nous avons situé l’attention à la topicalisation attribuée à des adverbes dans cette position. En mettant les adverbes à l’initiale, les auteurs leur ont accordent un rôle discursif important :

En amont et en aval, des barrages faisaient déborder le lit, inonder les rives : crues vespérales saluées par des cris de joie dans la faible clarté des lanternes en papier multicolore (Pham Van Ky).

Selon le principe de la topicalisation, la locution adverbiale en amont et en aval dans la phrase ci-dessus est considérée comme le topique, parce qu’elle est l’élément le plus à gauche de la phrase et qu’elle est la composante indépendant de la structure sujet-prédicat.
Pour les adverbes insérés à l’intérieur de la phrase, avant de parler de la focalisation rapportée à ces adverbes, nous nous sommes interrogés sur l’importance de la ponctuation dans la désambiguïté de la fonction des adverbes. Notons cependant que parfois, la ponctuation est oubliée ou indifférente, surtout dans les cas où les auteurs veulent produire un effet de rapidité et de continuité dans l’énoncé :

Un kakemono brusquement se déroule, pailleté de visage minuscules, taches de souvenir qui vont céder à l’oubli […]. (Pham Van Ky).

Elle dispose d’innombrables abris qui naturellement sont plus vaste et plus confortables que les archaïques abris de la défense passive des précédentes guerres (Cung Giu Nguyen).

Si les adverbes à l’initiale sont les éléments topicalisés, les adverbes insérés jouent un rôle de démarcation de focalisation dans la phrase. Ainsi, nous nous sommes bornés à certains adverbes tels que aussi, encore, exactement, également, finalement, notamment, seulement, simplement, surtout, particulièrement, uniquement, etc. D’une manière générale, ces adverbes, à eux seuls, ne peuvent pas constituent un focus, mais lorsqu’ils sont accompagnés d’un élément quelconque, ils marquent avec cet élément un focus. Ainsi conçu, la focalisation peut être actualisée par le verbe et l’adverbe ou par l’adverbe et un complément :

Votre gloire dépendra aussi de cette alliance (Cung Giu Nguyen).

Leang-troisième remarqua surtout le livre que l’homme tenait à la main (Pham Van Ky).

A travers l’étude, nous retenons pourtant que la démarche de focalisation est parfois problématique. Car, pour reconnaître l’élément focalisé, dans bien des cas il est nécessaire de recourir au contexte antérieur.
Le chapitre 5 se termine par l’examen de certaines constructions avec les adverbes à la finale. Il s’agit des adverbes détachés à la fin de la phrase ; ils fonctionnent pour la plupart, comme les constituants rétroactifs.
Les adverbes constituent dans les romans un système très important de l’espace, de temporalité et de la modalité. Ils s’inscrivent donc non seulement dans la syntaxe de la phrase, mais encore dans l’ensemble de la texture des romans. Dans ce sens, dans le chapitre 6, nous avons essayé, dans la mesure du possible, de montrer leur fonction de cadre et d’enchaînement dans les textes.
Tout comme les compléments circonstanciels, les adverbes initiaux sont susceptibles d’encadrement de tout texte. Nous avons observé les adverbes temporels et les adverbes spatiaux dans cette fonction, tout en prenant conscience que, pour la raison de morphologie, les adverbes s’emploient moins fréquemment comme éléments cadratifs que les compléments circonstanciels. Dans l’ensemble, nous considérons que les adverbes cadratifs contiennent une relation en aval, c’est-à-dire que dans le texte, ils s’orientent vers la droite pour étendre leur influence sur toutes les propositions dans le texte. Voyons l’encadrement des adverbes désormais et ici dans deux extraits suivants :

Désormais, des siècles pourraient s’écouler, la terre pourrait trembler, les hommes pourraient tous mourir. Il (Mô) n’en éprouverait aucune émotion. Il accepterait d’en finir avec toutes chose, d’accepter tout ce qui lui arriverait. Le figuier lui rappela un autre figuier célèbre dans la mémoire de nombreux hommes de son pays (Cung Giu Nguyen).

Ici, peu de carrés de chair s’offraient à la vue ; l’air était frais, et les hommes – il me semble reconnaître aussi des femmes – retenaient le maximum de leur chaleur dans l’épaisse couverture de leurs fripes ou dans le contact animal avec d’autres paquets de linge. La demi-obscurité m’épargnait du ridicule de mes vêtements de non tissu et d’excellente coupe. Personne d’ailleurs ne se souciait de ma présence, aucun regard, animal ou hostile, ne se posait sur moi. Je m’asseyais à la première place vide entrevue, ma mallette fit un bruit mat en cognant sur une dalle. Le bruit ne réveilla pas de leur torpeur les hommes couchés à côté de moi. J’étirais mes jambes endolories par la longue marche. Discrètement, je dénouai ma cravate et la fourrai dans une poche de mon veston ; je me débarrassai de celui-ci, l’enroula en boule et le mettant sur ma mallette ; je m’en servis comme oreiller, car, imitant les autres, je m’étais étendu à terre pour mieux me reposer (Ibid.).

Enfin, nous avons pris en considération la place des adverbes avec leur fonction d’enchaînement des unités textuelles. A la différence des adverbes cadratifs, les adverbes d’enchaînement exercent une double relation : en amont et en aval du texte. Ils sont donc considérés comme organisateurs textuels ou comme éléments charnières ayant fonction de relier deux mouvements discursifs. En tant qu’organisateurs textuels, les adverbes permettent au texte de se dérouler dans l’avancement chronologique avec d’abord, ensuite, puis, enfin etc., ou dans l’intégration linéaire comme d’une part, d’autre part.
L’avancement des unités textuelles est actualisé plus pertinemment par les adverbes connecteurs reformulatifs ou argumentatifs. Pour les reformulatifs, nous avons proposé d’examiner trois adverbes : en tout cas, en fait et finalement. En position charnière, ces adverbes reformulatifs introduisent un nouveau mouvement discursif tout en marquant la confirmation de l’énonciateur ; ils servent également à déterminer le changement de perspective en présentant la reformulation comme le dernier d’une succession de points de vue et comme le point de vue définitif de l’énonciateur :

Jubel demeurait maître de lui-même, dégagé de toute considération pour ma dignité, de tout intérêt à l’égard de mes ambitions. En fait, depuis mon ascension vertigineuse au rang de premier fonctionnaire du royaume […] je ne lui avais témoigné aucun empressement à améliorer sa propre condition et il se défendait bien de me solliciter quelque faveur (Cung Giu Nguyen).

Le monde est ce qu’il est, et ce vieux Caporal, chargé de consigner les hauts faits de son régiment, se moquait un peu de la guerre, des victoires et du reste. Il avait demandé à accompagner son fils pour pouvoir ramener un corps si ce dernier devait tomber au champ d’honneur. Finalement il avait réalisé son vœu ; dans une autre campagne contre une tribu frontière, son fils fut criblé de flèches empoisonnées (Ibid.).

Parmi les adverbes qui font partie de relation entre deux mouvements discursifs, nous avons eu l’occasion d’aborder certains adverbes argumentatifs, tels que cependant, néanmoins et toutefois. En général, ces adverbes servent de l’opposition ou de concession entre deux contextes distinctifs. Pour assurer cette relation globale, ils doivent se mettre en début du deuxième mouvement discursif qu’ils introduisent :

Je voulais me faire confirmer ce dernier point par Neufville. Mais pouvais-je me fier à lui ? Interrogé, Katsu me répondit affirmativement.
Ainsi, Hart obtint ce qu’il désirait et il me sembla que rien ne saurait lui résister […].
Néanmoins, pour atténuer ce que l’événement comportait d’insolite, même à mes propres yeux, je priai Tchiyo d’endosser l’ensemble européen sans oublier le corset. Elle m’obéit en silence, et pour le rendez-vous et pour les atours
(Pham Van Ky).

De même manière, nous nous sommes contentés de terminer notre étude en mettant en place quelques adverbes énonciatifs en -ment, comme décidément, malheureusement et justement. Le fait de rendre compte de ces adverbes montre qu’ils ne sont pas considérés seulement comme les éléments introduisant une lecture modale dans le texte, mais aussi comme les marqueurs ou les connecteurs qui permettent de produire les relations discursives. Il s’agit, sans doute, d’une stratégie très efficace selon laquelle les énonciateurs peuvent négocier le mode du dire non pas acte par acte, mais séquence par séquence. Aussi, la place charnière de ces adverbes devient-elle le facteur extrêmement important.

[1] Voir Gardes-Tamine, J. et Pellizza, M-A., La construction du texte. De la grammaire au style, Armand Colin, 1998
[2] Sechehaye, A., Essai sur la structure logique de la phrase, Edouard Champion, 1950, p. 51.
[3] Fuchs, C., « Expliquer le choix entre variantes « stylistiques » », Modèles linguistiques, XVII, 2, 1996, p. 107-123.
[4] Roland Barthes « L’Ancienne Rhétorique, aide-mémoire », in Communications, 16, 1970, p. 214.
[5] Laurent Gosselin, « Contraintes pragmatico-cognitives sur l’ordre des constituants. Le cas des séquences de connecteurs exprimant la consécution temporelle », in LANE (Philippe) (éd.) Des discours aux textes : modèles et analyses, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2005, p. 147.

Recherche post-doctorale (2009-2010)

Sujet : Pour une institution de la littérature francophone vietnamienne

Même si la production littéraire des auteurs vietnamiens francophones est une des créations individuelles et la langue française, pour eux, un instrument de transmission de leur pensée, la littérature vietnamienne d’expression française est toujours un fait social et reste liée profondément au social. Il semble donc malaisé, pour ne pas dire absurde, de procéder à une « valorisation du français en Asie du Sud-Est » en général et au Vietnam (ancienne Indochine) en particulier sans s’interroger sur l’identité de cette littérature et surtout sur ses pratiques sociales, qu’il s’agisse d’ébaucher ses contextes de genèse et son langage, la situation de ses auteurs, sa réception et sa vie au cours de tel ou tel mouvement social. Saisir ces éléments est indispensable pour élucider la place qu’elle occupe dans le cursus littéraire, ainsi que pour faire ressortir ses valeurs par rapport au lecteur et son rôle dans l’évolution de la francophonie. En effet, le renforcement de la francophonie dans le Vietnam actuel devrait s’accompagner d’une volonté d’élargissement de la recherche sur le plan culturel ; les études sur l’émergence de la littérature d’expression française de ce pays anciennement colonisé ont un rôle à y jouer comme facteur prépondérant. C’est dans cet état d’esprit que, nous intéressant plus particulièrement au problème du cadre institutionnel dans lequel cette littérature va se développer, nous voudrions donc choisir de mener une recherche intitulée « Pour une institution de la littérature francophone vietnamienne ». Cette question paraît pourtant plus ou moins délicate en ce qui concerne les différentes dimensions sur lesquelles elle porte : historique, sociale, critique et pédagogique, d’autant plus que ce projet semble plus hasardeux quand il s’agit d’un champ littéraire où tout reste à élaborer, malgré quelques précieux travaux existants. Aussi, ce sujet de recherche conduit-il à une forêt vierge où il faudrait trouver de meilleurs moyens susceptibles de permettre d’apporter une certaine contribution. Objet de recherche Partant de la sociologie de la littérature, nous mettrons l’accent sur la mise en place de l’institution littéraire vietnamienne d’expression française comme objet de recherche. Ce choix de l’objet nous permettrait d’entrer dans l’examen de l’ensemble des règles et des codes qui définissent le fonctionnement de cette littérature. L’enjeu de ce parcours consiste à observer et à décrire l’univers institutionnel de cette littérature, les écrivains en tant que premiers acteurs, la production et sa réception. Il s’agit des composantes principales de l’institution littéraire. Objectifs de recherche L’objectif général de notre projet n’est pas de proposer toute caution scientifique, ni une nouvelle théorie pour la critique et l’analyse littéraire, mais de faire une place au champ de la littérature vietnamienne d’expression française en ce sens qu’elle mériterait d’être institutionnalisée. Par conséquent, ce projet vise globalement un double objectif : réévaluer la théorie sociologique déjà appliquée à la littérature générale et insister sur une nouvelle orientation épistémologique dans la critique de la littérature francophone vietnamienne. Plus spécifiquement, l’initiation à la recherche d’une institution se révèle particulièrement importante pour identifier cette littérature, celle qui semble demeurer encore à la périphérie d’un domaine solidement constitué. Cette recherche sera donc l’occasion de rendre compte des critères définissant cette littérature. Parmi ceux-ci, la langue apparaît comme un support indispensable et considéré d’ailleurs comme le surdéterminant de la production littéraire. Aussi le français faisait-il partie de l’émergence du travail littéraire des auteurs vietnamiens. Prenant conscience du rôle primordial de la langue française – dont l’expérience des écrivains devait être transcrite dans la construction des discours –, notre projet a aussi pour objectif d’appréhender des orientations pédagogiques, car il s’agit de donner des supports aux approches communicative et pragmatique de la langue. La prise en compte de la réflexion sur l’institution de la littéraire vietnamienne d’expression française amènerait alors à préciser sa fonction de pratique sociale de référence aux activités scolaires.

Le plan de recherche

Le projet de recherche s’articulera donc autour de différents axes correspondant aux quatre étapes suivantes : 1ère étape : Fondement théorique Cette recherche sur « l’institution littéraire » se base sur la théorie sociocritique tout en recourant à l’approche de la sociologie de la littérature. Les raisons en seraient évidentes, par le fait que la sociocritique permet d’éclaircir le rapport entre la production littéraire et la société. Il s’agit de rapport du contenu des œuvres au contexte social, qui reflète la relation entre la création et la vision du monde. S’intéressant toujours à des représentations du vécu individuel et collectif, la sociocritique postule que l’écrivain est le vrai sujet de la création en fonction de détermination de la forme et du contenu des œuvres. Retenant les acquis de Georg Lukács et de Lucien Goldmann, cette approche met l’accent sur la relation entre la littérature et la société tout en s’interrogeant sur l’origine sociale de l’écrivain, les conditions matérielles de production de ses œuvres, les positions et les idéologies de l’écrivain. Cependant, il ne sera pas facile d’atteindre les objectifs si on ne fait pas appel à l’approche de la sociologie de la littérature, puisque celle-ci se préoccupe « de la dimension sociale d’une œuvre ou d’un groupe d’œuvres, d’un auteur ou d’un groupe d’auteurs[1]». Plus concrètement, elle permet de caractériser cette tripartition : les producteurs, les textes, leur diffusion et leur réception. C’est ce que développe Robert Escarpit dans sa Sociologie de la littérature (1958). La démarche de la sociologie nous éclaire ainsi le cadre institutionnel littéraire que nous mettrons en jeu dans le cas de la littérature francophone vietnamienne. Elle nous conduira également à mettre en cause la question de champ littéraire tout en nous attachant à décrire les acteurs de la scène littéraire, la production qu’ils donnent et la circulation de cette production, d’où la fonction et les valeurs de l’écrivain. A ce propos, les travaux de Jean-Paul Sartre, de Pierre Bourdieu, de Jacques Dubois, d’Alain Viala, etc. seront évidemment adoptés comme support pour réaliser cette recherche. 2e étape : Recherche sur l’univers des écrivains vietnamiens francophones Dans cette partie, nous chercherons à dégager des différentes questions concernant la notion d’écrivain en tant que créateur et point de départ de la littérature : contexte de production qui fait naître l’écrivain, son statut, sa place sociale et son rôle dans le champ culturel. Ainsi seront abordées les dimensions principales suivantes : Ø Le recensement des auteurs : détermination des « indices de la légitimité et de la reconnaissance acquise » et du « degré de visibilité et d’autorité diffuse détenu par chacun d’eux »[2] Ø Les contextes de la naissance des écrivains : itinéraire de chacun des écrivains du champ littéraire, leur habitus à l’entrée du champ, ce qui permet de préciser leur « origine sociale et géographique, [leur] formation scolaire, [leur] diplôme[3]» Ø Ecrivain dans la création des valeurs esthétiques et rhétoriques : leur influence sur un groupe auquel il appartient. 3e étape : Étude sur la production littéraire francophone vietnamienne et sa réception Cette troisième étape se focalisera sur la production de cette littérature, tout en reconnaissant que la création littéraire appartient à la fois à la pratique individuelle, mais elle subit plus ou moins l’influence de la tradition et des habitudes, nous étudierons ainsi : Ø un parcours historique de la littérature francophone vietnamienne ; Ø son état de la production : les principaux genres pratiqués, leur importance et leurs principes de fonctionnement. En ce qui concerne la réception de cette littérature, nous l’analyserons comme l’élément appartenant aux institutions de la vie littéraire ainsi qu’aux institutions supralittéraires[4], d’où les pratiques littéraires par : Ø la poésie Ø le roman Ø le théâtre Ø les recherches sur la littérature francophone vietnamienne Ø d’autres activités Cette étape s’avère très importante pour insister sur les instances de légitimation de la production littéraire. Cela consiste essentiellement à s’interroger sur le rôle de l’État ou des responsables dans la politique de promotion culturelle, ainsi que sur la situation d’enseignement et de recherche de cette littérature. 4e étape : Quelques propositions didactiques Il faudrait donc donner à cette littérature son institution en l’inscrivant dans un champ plus vaste pour étendre ses influences sur le public et surtout pour construire sa place possible dans les cursus littéraires et linguistiques dans l’environnement scolaire et universitaire. Il s’agira de la démocratisation de son enseignement à différents niveaux : Ø Dans les cursus littéraires : l’insertion de l’histoire de la littérature vietnamienne d’expression française dans l’ensemble de la littérature francophone. Ce sera le cas du Vietnam, où vient d’entrer en jeu le système de formation en crédits universitaires. Ø Au plan de la critique, l’importance des œuvres ou des textes littéraires francophones vietnamiens tient au fait qu’ils permettent de découvrir des valeurs culturelles, et surtout qu’ils deviennent le support pour inculquer une connaissance plus profonde de la langue française. Il apparaît aussi nécessaire d’introduire des textes littéraires francophones vietnamiens aux approches d’analyse du discours, et d’en faire ainsi dégager la valeur socio-pragmatique. Rappel méthodologique : le choix de la théorie présenté plus haut répond exactement à des critères méthodologiques qui s’appuient sur les notions de champ littéraire et d’institution littéraire. Si ces concepts se sont développés pour marquer la démarche dans la perception de la fonction de l’écrivain, de l’écriture et de la littérature, ils sont liés plutôt au domaine de la littérature française et de la littérature francophone « ailleurs », alors qu’ils semblent se dérober à l’attention des critiques dans l’aire « indochinoise ». Pour cet univers littéraire, une première tâche sera de constituer l’état des lieux des acteurs par la procédure de recensement des auteurs et leurs œuvres. Se pose soudain une question importante : comment situer les différentes générations d’écrivains alors que, pour certaines raisons historiques, ils se trouvent en rupture les uns avec les autres, surtout pour la nouvelle génération d’écrivains dont le lieu de résidence se révèle particulier ? Ces problèmes devraient être résolus en s’appuyant sur des informations documentaires et d’autres méthodes d’enquête. Ouvrages théoriques Aron, Paul et Viala, Alain, Sociologie de la littérature, Paris, PUF, 2006. Bourdieu, Pierre, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, 89 (septembre 1991). Le Champ littéraire, p. 4-46. Bourdieu, Pierre, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. Dubois, Jacques, L’Institution de la littérature. Introduction à une sociologie, Paris, Bruxelles, Fernand Nathan, 1978. Duchet, Claude (éd.), Sociocritique, Nathan, coll. Nathan-Université, 1979. Escarpit, Robert, Sociologie de la littérature, Paris, PUF, 1958. Escarpit, Robert, Le Littéraire et le Social. Eléments pour une sociologie de la littérature, Paris, Flammarion, 1970. Goldmann, Lucien, Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1959. Goldmann, Lucien, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964. Lukáck, Georg, La Théorie du roman. Traduit de l’allemand par Jean Clairevoye et suivi de Introduction aux premiers écrits de Georg Lukáck par Lucien Goldmann, Paris, Gallimard, 1989 [1920]. Viala, Alain, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985. [1] Paul Aron et Alain Viala, 2006, p. 47. [2] Pascal Durand, 2001, « Introduction à la sociologie des champs symboliques », in Les Champs littéraires africains, p. 24. [3] Ibid., p. 35. [4] Voir Paul Aron et Alain Viala, 2006, p. 82.