dimanche 13 décembre 2009

La stratégie discursive ou l’image de soi dans Le Boujoum de Cung Giu Nguyên

(Cet article a été publié dans la Revue "Mondes Francophones" le 04 décembre 2009)
Résumé : Cung Giu Nguyen est connu comme un grand écrivain vietnamien d’expression française. Ses textes romanesques se révèlent magistraux par ses techniques de construire la progression événementielle et surtout par son expérience du langage considéré comme l’écriture des trames historique et social et de soi. Le Boujoum, un chef-d’œuvre en est par excellence un exemple. Nous voudrions y développer le processus de l’écrivain dans la recherche de son identité par la substance du langage.

Descripteurs : Vietnam, Cung Giu Nguyen, Roman, Le Boujoum, langage romanesque.

1. Introduction

La littérature francophone vietnamienne semble encore étrangère au public, d’autant plus que le monde du roman se dérobe à l’attention des lecteurs, amateurs comme professionnels. Les raisons pourraient être diverses, notamment parce que cette production littéraire a connu des difficultés dès sa naissance. En effet, sous l’angle d’une certaine classe sociale, elle pouvait être considérée comme une littérature qui ne contribuait pas à l’éveil de la conscience des lecteurs et qui avait tendance à ne pas concorder avec la « ligne » définie par un certain pouvoir. Cependant, il est communément admis que la vie d’une œuvre ne consiste pas seulement en « un prétendu droit de regard du politique »[1], malgré ses effets pragmatiques, mais plutôt en des valeurs inhérentes à l’auteur même, aux lecteurs et bien évidemment à son langage. D’ailleurs, Cung Giu Nguyen, une des plus grandes figures de la littérature d’expression française, est toujours convaincu que la vie de ses œuvres durera plus longuement que celle des régimes qui veulent les détruire. Aussi, Le Boujoum, un vrai chef-d’œuvre parmi les romans francophones vietnamiens du XXe siècle, témoigne-t-il de sa vie en affirmant toutes ses valeurs. Le lecteur peut y trouver toutes les caractéristiques d’un roman à la fois classique et moderne. Seul son univers langagier permet au lecteur de reconnaître sa qualité artistique et poétique. C’est par l’étude de la mise en scène des paroles ou du langage que pourra se justifier la place de l’auteur et que se révèleront les reflets social et historique, les mouvements psychologiques et les expressions de son âme. Dans cette perspective, nous tenterons d’esquisser dans les pages suivantes quelques réflexions sur le rôle d’avertissement et la dramatisation du langage ainsi que sur l’image de l’auteur à travers l’étude du langage romanesque de l’œuvre.

2. La suggestion du langage

L’émergence du travail littéraire est d’abord liée à l’expérience du langage, son utilisation ne venant qu’après. Sans doute Cung Giu Nguyen transcrit-il dans Le Boujoum cette expérience tout en usant d’un code linguistique qui exige du lecteur une certaine clé pour décoder le sens du discours. En effet, l’écriture du Boujoum demande d’être toujours reprise, et motive difficilement la passion du lecteur.

Mais avant d’entrer dans les détails de l’univers du langage et pour insister sur l’organisation du roman, le lecteur est d’abord invité à observer l’architecture orbiculaire de l’œuvre dont la phrase d’ouverture de l’incipit est reprise comme clausule à la fin du roman. L’architecture de l’œuvre consiste à achever le texte en reprenant son commencement. Ainsi, cette conclusion de l’histoire « Boujoum » :

« Je me sentais troublé, non par la terreur qui pourrait resurgir, mais par la banalité de la réception, de la reprise, par cette image ridicule de me revoir entant que fragile objet, retenu au-dessus d’un gouffre, par les fils abstraits de l’espérance… ».

revient au début du parcours d’écriture donnant naissance du personnage à qui Cung Giu Nguyen confère sa propre voix :

« … objet retenu au-dessus d’un gouffre par les fils abstraits de l’espérance. »


La structure orbiculaire du roman consiste ainsi à choisir de commencer par la fin. Elle justifie une méthode moderne de la composition du roman francophone, une nouvelle méthode qui se va contre les règles classiques selon lesquelles le roman « ne peut révéler sa conclusion, puisqu’il trouve justement sa motivation dans un parcours vers la fin, à travers une attente structurée par les énigmes et les indices du code herméneutique »[2]. Cette nouvelle technique est considérée comme une des grandes découvertes de Cung Giu Nguyen. Elle pourrait apparemment permettre de dévoiler plus tôt la façon dont l’histoire se termine, et de modifier l’horizon d’attente du lecteur vis-à-vis de la progression ou de l’avancement des événements ainsi que de la trajectoire des personnages dans les actions.

C’est au cœur de ces parcours que les éléments de langage entrent en jeu. Ils deviennent un lieu de partage entre les personnages, l’auteur et le lecteur, d’où la double face du langage : d’une part, en tant que « substance de la vie » et « trame de l’histoire », le langage est pour Cung Giu Nguyen, surtout dans Le Boujoum, le moyen de coder ce qu’il a voulu dire et ce qu’il dit ; d’autre part, quand l’auteur cède le devant de la scène à l’écriture, « le lecteur est l’espace où s’inscrivent […] toutes les citations dont est faite une écriture »[3]. C’est-à-dire que le lecteur doit trouver la clé pour déchiffrer le texte. À ce point, le langage du Boujoum exige la patience du lecteur, parce que l’auteur institue « un jeu de patience » et « un jeu d’apprentissage de la lecture ». En effet, le lecteur voit dès les premières pages du roman la situation devenir un peu chaotique dans la représentation des mots et du discours en décrivant l’initiation difficile du personnage/narrateur à l’histoire. C’est une sorte de langage imaginaire et une série de mots inconscients, c’est un champ obscur où « l’homme [en tant qu’objet fragile] poursuit noir sur le blanc »[4], et que « la terre et le ciel ne se distinguent pas ». Aussi l’auteur n’est-il pas plus clair quand il écrit « la nuit n’est pas différente du jour » ? Ou laisse-t-il apparaître la voix du personnage grâce à de telles conditions ? La présentation du langage de Cung Giu Nguyen commence alors par la recherche des signes jusque dans le néant où le premier « je » « saute, marche, nage, foule, piétine », tout en reconnaissant l’absurdité de son vocabulaire :

« mon vocabulaire devient inadéquat, aucun mot ne correspond plus à la complexe et fugace réalité, aucun mot ne garde sa signification privilégiée qui lui donne l’unicité, l’efficacité ou la beauté à moins que le mot ne dénote le confus, le vague, le vide, le non-sens, l’anti-mot, le pré-mot, le non-mot, l’a-mot, les maux » (p. 12).


Au terme de la recherche de la signification du langage, ce que l’auteur révèle ici par la voix du narrateur, c’est bien une abstraction de l’écriture du roman, comme d’ailleurs le montre le titre «Boujoum ». Cependant, c’est sans doute par le moyen de ce langage que l’auteur peut tout exprimer. Et c’est dans le langage que se révèle l’univers personnel et les caractères des personnages[5].

L’analyse du langage du Boujoum est donc l’occasion de témoigner de la voix d’un « mort vivant » ou d’un « survivant » méconnaissable et inclassable. Cung Giu Nguyen fait dire à son personnage principal, Amdo, qu’il se trouve dans un état de « conscience de l’inconscience ». Ce que le romancier découvre par la voix d’Amdo, c’est la beauté d’un monologue et le langage du silence. Ce message traduit également une philosophie de l’écriture. Aussi, dans la voix du narrateur, l’exhibition des intentions littéraires ou plus précisément des préparations du langage de Cung Giu Nguyen est-elle justifiée par la délicatesse de l’écriture qui intervient :

« Scribe, réveille-toi. Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Ne cherche pas à te rendre personnellement intéressant en falsifiant ce que tu as à transcrire. Je te demande de bien jouer ton rôle. Tu as écrit que je m’évanouis ? Ton temps a changé mon idée et lui prête une absurdité. Que n’écrivais-tu pas que je m’étais évanoui, et ceci pas pour le moment, seulement quand je me suis réveillé, car comment pouvais-je me rendre compte que j’ai perdu connaissance, si je n’ai pas bénéficié d’un réveil ? Celui qui dort, comme celui qui a perdu le contrôle de ses sens, l’opéré entre les mains d’un savant éventreur, ne peut savoir son état, la conscience de l’inconscience se situe sur la ligne de partage de deux situations contradictoires ou différentes. Des ténèbres éternelles ne se reconnaîtront jamais comme telles. Scribe, je te rends la vie difficile, excuse m’en, aucune vie n’est aisée. » (p. 15).


Cette confidence d’Amdo est non seulement porteuse de sens, mais elle actualise aussi la conscience de l’auteur tout en montrant ses intentions d’inscrire « les structures profondes d’une vision du monde »[6] dans le roman. Faire parler Amdo, c’est aussi dévoiler une fusion extravagante et contradictoire des mots où il s’agit de transformer le langage : l’auteur laisse à son personnage le choix de son propre langage. Ainsi a-t-on l’impression qu’Amdo déforme un langage pour en produire un nouveau vocabulaire qui est comme « une traînée de nuit répandue sur le blanc de la page »[7]. Ce vocabulaire bizarre surgit encore lorsque le narrateur inscrit dans le déroulement de l’histoire un détail particulier sur le « mariage entre l’escargot et le requin ». Écoutons maintenant les raisons données par Amdo pour lesquelles un escargot, mot masculin, peut convoler avec un requin, lui-aussi mot masculin :

« Ne rouspète pas, Scribe, je t’en prie. Je sais bien que ta grammaire te tracasse, cette grammaire farcie de préjugés. J’ai bien dit la jeune mariée, l’escargot. L’article élidé présent pour des raisons d’euphonie peut servir à un tour de passe-passe ; mais ton sourire moqueur est un signe d’incompréhension ; par respect pour la tradition de ton écriture, escargot est bien du masculin, même quand il s’agit d’un escargot femelle. Idem pour poissons, oiseaux. La distinction entre homme et femme, l’anthropocentrisme a déteint de façon malencontreuse sur les bêtes, et l’on soupçonne d’homosexualité, de pédérastie, alors qu’en réalité les mœurs se moquent des rigueurs de l’orthographe ou du langage. Scribe, consulte tes tablettes et éclaire-moi sur les articles possibles qui marqueraient de façon spéciale, les êtres asexués, bisexués. Pour le moment, n’ironise pas, mon escargot est une dame » (p. 35).


Cung Giu Nguyen prend alors conscience, dans le langage du personnage et dans son propre langage littéraire, du rapport entre subjectivation et objectivation dans la mise en place et dans l’enregistrement des formes discursives. Et c’est dans cette relation que s’identifie l’image du romancier dont le « métier est d’écrire », tout en dépassant une « logique élémentaire » et une « grammaire simple » pour entrer dans une « carcasse de règles avec mille exceptions les détruisant ». Aussi, pour que le langage devienne une activité humaine de dévoilement et que les mots fassent sortir de l’ombre un objet et l’intègrent à notre activité générale[8], il a besoin de l’intervention du lecteur qui partagera la même ligne que l’auteur et l’œuvre. La lecture du Boujoum est une promenade ardue et compliquée à travers une forêt luxuriante de lettres, de signes, de figures, d’énoncés, etc.

Tout ce qu’on vient de dire se rapporte au langage et aux stratégies discursives que l’auteur mettra en application dans tout le roman. Il s’agit peut-être d’un repère pour que le lecteur, en prenant conscience des intentions de l’auteur, poursuive et vive avec les personnages les moments cardinaux de l’action et les bouleversements dramatiques. Quelques avertissements prononcés précédemment par le narrateur sur la caractéristique du langage jouent, malgré tout, un rôle de repère dans le parcours narratif. Le lecteur commence à voir apparaître une dramatisation des discours romanesques, discours faits de dialogues entre les personnages et de monologues du narrateur.

3. Dramatisation du discours

Le monologue du narrateur occupe une place importante dans le Boujoum. Il s’organise principalement autour de deux personnages Amdo et Calame, qui entrent chacun d’entre eux dans différentes instances de l’histoire. Mais l’auteur leur accorde, à l’un comme à l’autre, des moments particuliers pour s’exprimer ou pour vivre avec leurs paroles.

Amdo joue un rôle primordial dès le début de l’histoire et devient alors le personnage principal chargé de la progression des mouvements de l’action et des événements. Après un grand suspens lié à l’état de non-conscience du personnage durant les premiers chapitres, le récit s’oriente de façon impressionnante vers le portrait d’un jardinier au cinquième chapitre. Ce chapitre est en quelque sorte donné à lire comme un pastiche du texte de Genèse dans la Bible. Le romancier y insère une grande partie du monologue, car dans « l’immense jardin », seul Amdo est doté d’un langage articulé qui lui donne le droit de nommer chaque créature autour de lui. Gardien du jardin, « ayant oublié son état primitif », Amdo est comblé de bonheur, celui de sentir supérieur, celui d’être le maître des créatures, d’être lui-même une créature différente, capable de communiquer par le langage. Mais cet état de bonheur ne dure malheureusement pas longtemps, car la « pomme d’Adam ne chuta que pour être jetée dans une autre sphère où tous les corps doivent nécessairement tomber », d’autant plus qu’Amdo n’obéit pas à son maître en mordant au fruit proposé par Domicella, sa bien-aimée (elle est la dernière créature à apparaître dans le jardin). C’est à partir d’ici que commence le mouvement dramatique du langage du récit ainsi que du langage du personnage. S’installe une forte tension dramatique individualisée par la voix du narrateur :

« Nous avons péché, nous risquons de mourir » […] Bientôt l’obscurité complète nous couvrit, nous ne distinguions plus le dessin des arbres, des bois, des collines. Le chemin qui nous ramènerait au cœur du jardin, à notre habituel refuge, était voilé […] La peur corrompait mon esprit et amollissait mon corps […] Mais autour de nous, c’était les lugubres ténèbres et nous avions encore à les affronter, à nous faire un chemin à travers elles […] Encore et toujours ce noir épais qui blessait nos yeux écarquillés » (p. 121-122).

Cette méthode de dramatisation est mise au point pour donner au discours une valeur artistique tant au plan de la logique du récit qu’à celui de l’énonciation. Elle varie selon l’évolution du personnage au cours de la progression des actes, tout en annonçant une conséquence inéluctable. Cung Giu Nguyen enferme, nous semble-t-il, Amdo dans des discours tragiques qui révèlent une vie profonde du personnage et qui symbolisent l’écartèlement et le conflit qui l’anime entre homme intérieur et homme extérieur. Cela est notable dans les scènes où Amdo devient le Premier Ministre du Royaume de la Safranie, le plus haut pouvoir du gouvernement, mais c’est sans doute aussi le pire moment de sa vie : son orgueil l’éloigne de la relation amicale qu’il entretient avec ses amis les plus proches ; sa gloire doit se payer de la mort de ses amis :

« Je me méfiais de mes anciennes amitiés ; j’en avais une amère expérience avec Brogpa, ce n’était ni les joies ni les peines partagées qui changeaient l’attitude présente de chacun. Je dominai ma répulsion et soucieux de découvrir la vérité qui nous conduirait à d’autres vérités ». (p. 526).

Quelles vérités découvrir si ce n’est la cause de la mort de ses anciens amis ? En effet, il faut attendre la mort de Perogain – celui qu’Amdo fait arrêter et emprisonner la veille – pour que le personnage reconnaisse en partie la valeur des relations humaines : « J’appris cependant comment peut être profonde la solitude qui sépare les hommes que ne lie plus ni l’affection ni la rancune » (p. 527).

Les discours dramatiques sont condensés à l’intérieur du narrateur, et à chaque fois qu’ils reviennent, à chaque fois qu’ils s’intègrent dans le récit, ils témoignent de la vie profonde ou de l’univers intérieur du personnage. C’est là qu’on reconnaît le pouvoir du langage qui est susceptible de changer les hommes et qui les lie l’un à l’autre. Les soliloques dramatiques suivants de Perogain avant la mort, dont Amdo, le narrateur, rend compte, ont ici une valeur exemplaire, non seulement parce qu’ils permettent de faire progresser le récit, mais encore parce qu’ils rendent visibles les tourments d’Amdo et permettent de révéler les rapports qu’entretiennent les personnages entre eux :

« […]
À l’homme seul, malheur, malheur, au mort seul.
Dans la marche funèbre solitaire, j’accompagne aux sons de ma flûte
Ma victime, mon ami, mon délivré,
Dans notre plongée commune dans le néant où nos solitudes d’éternisent,
Dans cet enfer ou ces cieux aux étages divers
Que n’atteint nulle imprécation, nulle prière,
Que jamais ne rejoindront les litanies des vivants.
Une victime ne se console qu’au flanc d’une autre victime,
Un mourant qu’aux côtés d’autres mourants.
Compagnie agréable, juste, cordiale, de voyages
Qui n’ont plus à se souvenir d’où ils étaient partis,
Côte à côte ils partagent le non-vivre et le ne-plus-mourir
L’un près de l’autre, ils évitent de lire le nom des stations
Où plus jamais ils ne descendront.
Par ici, toujours ici, rien là-bas, rien au-delà,
Notre train bouge, marche, roule, n’arrive pas.
[…] » (p. 530).

La valeur exemplaire de ces soliloques tient au fait qu’ils montrent que c’est dans la mort du personnage qu’est né le sens pathétique du langage. Ce langage expose un destin, marque en même temps une résurrection de paroles passées tout en faisant office d’avertissement prophétique. Face au destin et à la fatalité, il ne reste peut-être qu’un regret du passé, et quelquefois on attend une certaine recommandation. Mais tout cela évoque justement des drames du discours :

« N’était mon destin, j’aimerais bien me voir vivre une infinité de jours, entouré d’une nombreuse descendance, épargnée de la maladie, des misères et des guerres, tissant de menues joies quotidiennes le ciel d’un paradis.
Mon œil demeuré valide va maintenant pouvoir se refermer sur la vision des choses et des êtres que j’emporte pour illuminer ce qui désormais sera ma nuit.
À vous, mes survivants éphémères, de jouir, si vous le méritez, du bonheur que vous offrent gratuitement la nature et, au prix de vos larmes, de votre sang, le monde.
À vous de vivre si, de vos vies puissent être écartés le pêché et sa honte qui empoisonnent toutes les sources d’eau vive où vous vous trempez… » (p. 534).

La technique de dramatisation trouve une place importante dans le récit et dans les conversations. Cung Giu Nguyen sait lier sa propre voix à celle des personnages tout en communiquant une impression de douleur devant le langage et les paroles qu’ils transcrivent et qu’ils prononcent. Dans le chapitre IX, destiné au « ‘je’ du scribe », l’apparition du scribe Calame met en perspective le caractère des discours du silence, bien que l’écriture l’attire beaucoup et qu’elle le plonge dans l’ambiance des vieux parchemins et des textes sacrés, de la littérature des cours et des ambassades. Or, ses paroles échappent peut-être à l’attention des interlocuteurs, car elles n’ont aucun sens pour ceux qui les écoutent, même si l’on reste encore dans le dialogue. Voici ce qu’avoue Calame :

[…] la terre reste commune, mais chacun se meut dans son propre univers avec un passé et un avenir tout différent (p. 212).

Cette scénographie illustre évidemment les difficultés à communiquer ainsi que la dramatisation du langage ou des paroles à partager entre les personnages. La destinée du langage de Calame lui permet donc de prendre conscience de sa propre solitude. Et l’un des fragments de monologue du scribe retient particulièrement l’attention du lecteur :

Je nourrissais l’illusion d’avoir quelqu’un qui m’écoutât, sans me soucier de son approbation ou de son indifférence ou de son mépris. C’est toujours un monologue qu’on débite, comme toute littérature qui, du reste, s’affiche, se veut communicative. Le locuté est dans le domaine du probable et le sympathisant a une probabilité moins grande. (Ibid.).

Le discours dramatique, quand il devient le moyen de présenter l’état d’âme du personnage, invite à découvrir la relation profonde entre l’auteur et ses personnages. C’est sans doute à ses personnages que l’auteur dédie cette phrase : « Mon langage sera leur langage », d’autant plus que Calame a recours aux citations littéraires et à l’art pour évoquer son besoin de communiquer. Ainsi, le langage de l’art, même s’il exprime le refuge du personnage dans la rhétorique, pourrait « servir à quelque chose » et « être profitable à quelqu’un » : par le dialogue, Amdo comprend mieux son ami Calame. Le lecteur est donc ramené au dernier chapitre du roman où revient la situation de la conscience et où, grâce au dialogue, les personnages ont pu se percevoir l’un l’autre. Ce sont les conversations entre Amdo et Calame qui permettent d’instaurer une confiance mutuelle et qui deviennent initiation à la conscience et à la compréhension des difficultés du langage, comme le révèle Amdo à propos du langage de Calame :

"Car avec Calame, les mots qu’il employait n’avaient pas toujours le sens qu’on leur prête communément. L’obsession qui le hantait, celle de voir le monde comme une farce colossale, le prédisposait à la plaisanterie, au canular, au brouillage des cartes, à la destruction du langage familier au nom d’un autre langage qu’il pensait être plus efficient, plus communicatif, plus proche du réel". (p. 642).

Le discours dramatique joue ainsi dans la représentation événementielle du roman un rôle significatif lorsque le romancier fait parler et fait écouter les personnages, même si cela est mis dans un pur monologue que l’un « débitait plutôt pour maîtriser ses propres doutes » et que l’autre « écoutai[t] distraitement ». Ce discours dramatique est prêté aux personnages pour permettre d’établir dans le roman une nuance à plusieurs voix, tout en dévoilant la profondeur de l’expression et le monde mythique de l’écriture. La dramatisation du discours est aussi la technique préférée chez Cung Giu Nguyen qui, par là, rend spécifique l’identité de son œuvre et donne au récit son caractère esthétique.

4. L’image de l’auteur

L’architecture du roman est constituée par des techniques d’écriture de l’auteur. Le langage, le discours, la phrase, les mots, sont des éléments premiers à traiter et à exploiter. Ainsi entre en scène la voix ou l’image de l’auteur pour renforcer le pouvoir de son langage littéraire. Puisque, comme nous venons de le voir, les dispositifs et les stratégies d’écriture permettent en grande partie de mettre en évidence l’ensemble des circonstances de la vie des personnages et celles qui reflètent plus ou moins la situation ou la condition de l’auteur-même, d’où la coïncidence entre la mise en scène de soi et le cadre d’écriture.

En effet, bien que la considération du dessein ou de l’intention de l’auteur ne doive pas être prise en compte pour juger de la réussite d’une œuvre littéraire, comme le remarque Wimsatt[9], la suite des mots que le romancier prête à ses personnages est liée à la fois à la compréhension du sens et à sa pensée ou à sa vie. Aussi paraît-il absurde ou hâtif de juger que seule l’intention de l’auteur détermine la signification de l’œuvre : la signification de l’œuvre est établie exclusivement par le système de la langue. Nous considérons du moins pour le roman Le Boujoum que le langage est un moyen important qui amène à l’interprétation de la posture et l’intention de l’auteur, d’où l’initiation à l’horizon de sens et à l’esthétique de l’œuvre.

Une vue d’ensemble du roman nous montre que le langage témoigne du mouvement et de l’évolution des états psychologiques d’une personne, ou plus précisément des différentes instances qui structurent une voix et une image. Cette voix est répartie entre les personnages, et cette image s’incarne dans celle des personnages. Dès le début de son œuvre, l’auteur a confié cette voix à Amdo qui sera la représentation d’un silence de la subconscience. Cung Giu Nguyen assigne donc à Amdo le langage dans une situation chaotique et très tendue. Et c’est sans doute par là que le lecteur perçoit la gestation de la voix et la personne du romancier. En effet, dans la progression de l’écriture, le jeu fantasmatique de la série de noms propres au chapitre IV constitue un code langagier qui pourrait fâcher les lecteurs, mais n’est-ce pas là, vraisemblablement, le dessein de l’auteur ? Cette stratégie d’écriture implique ainsi une arrière-pensée : l’être humain nagerait à l’heure actuelle dans le champ monotone des notions et des termes scientifiques, et dans ce champ, l’homme en tant que sujet parlant et sujet social, semblerait s’être, par mégarde, oublié au fil du temps. Ainsi, lorsque l’auteur fait parler Amdo, nous accédons à son vécu. C’est le fait de s’occuper d’une voix de l’auteur logée ou réduite derrière les paroles du personnage qui permet d’avancer cette hypothèse. On voit d’ailleurs dans le texte une mutation entre le subconscient ou l’inconscient du personnage et la conscience du romancier. Le langage du Boujoum est donc ce par quoi l’intention de Cung Giu Nguyen jouit d’un privilège.

Le pouvoir du langage ou du discours littéraire dans cette œuvre consiste encore en la suggestion de l’humanité. Il est vrai que si le texte romanesque se lit à la fois dans l’espace de la textualité et dans la réalité ou de la légalité, il renvoie à une forme mythique des relations humaines. Comme nous l’avons souligné, la voix de l’auteur est sacrifiée à des paroles des personnages, d’où des discours dramatiques, des discours hostiles et inamicaux et des discours amoureux, des discours de pénitence et de regret. Tout est un reflet des appartenances à la vie humaine. Au-dessus de toutes choses, Le Boujoum est esquissé comme un grand discours sur la fraternité et sur l’amitié. Quelle que soit la manifestation dans les conversations, le pouvoir et la valeur vrais du langage du roman sont ce qui constitue la nature profonde de l’œuvre de Cung Giu Nguyen. Aussi, ces paroles que l’auteur a mises dans la bouche de Calame sont-elles considérées comme des réactions ou des « insinuations cruelles et inamicales » alors qu’elles cachent au contraire une souffrance et un regret d’une amitié. En d’autres termes, il s’agit avant tout d’une affirmation de l’amitié qu’a vécue l’écrivain :

« L’amitié n’y est pour rien. L’amitié t’a absous de tes crimes. L’amitié ne fait pas oublier les faits qui, en eux-mêmes, sont féroces. Mourir pour te donner ta vie, à quoi cela rime-t-il ? Dani ne pouvait qu’être fou pour se comporter de la sorte. On meurt pour la patrie, pour un mythe, pour l’honneur, on meurt pour ne pas mourir ; meurt-on pour un misérable pécheur ? Absurde, n’est-ce pas ? Alors, il faut qu’il survît pour réduire ce côté absurde […] ». (p. 644).

Sans négliger la place de l’auteur qui est souvent considéré comme « absent » ou « mort » dans la scène, tout en laissant ses personnages parler, exprimer et dialoguer, le lecteur trouve toujours derrière les paroles d’Amdo et Calame la voix de Cung Giu Nguyen en tant que celui « qui prend en charge les propos »[10]. C’est la voix d’un individu isolé dans un monde indifférent plein d’absurdité et d’hypocrisie ; c’est la voix d’un individu, sujet social, en train de lancer ses appels et ses cris, mais il est sujet d’aphonie et les réponses se font toujours attendre.

La technique d’écriture romanesque devient donc un lieu où le lecteur dévoile le message de l’auteur ayant besoin de communiquer, de chercher à se comprendre lui-même. Les paroles ci-dessus d’Amdo devraient être révélatrices de quelque moment difficile de l’amitié chez l’auteur même. Elles traduisent des souvenirs du passé vécu de l’auteur avec ses amis, ce qui veut dire que le langage littéraire est, pour Cung Giu Nguyen, le moyen de faire revenir au passé et de retenir des souvenirs, malheureusement ineffaçables, malgré le temps. Plus il cherche à s’enfuir du passé, plus il le trouve revenir au présent, car chez l’homme existent à la fois, et quelquefois contradictoirement, un monde mystique et un monde réel. Sans doute, Cung Giu Nguyen ne devrait-il plus jamais éprouver et souffrir cette double face de sa personne. Et le passé pourrait n’être pour lui qu’une obsession qui le poussait pourtant à réagir contre l’amitié, parce qu’ « elle ne fait pas oublier les faits qui, en eux-mêmes, sont féroces ». Aussi le langage du Boujoum ne s’arrête-t-il pas à des paroles des personnages, il jalonne toute la vie de l’auteur et ses souvenirs du passé, et il révèle un mystique, c’est-à-dire un homme pour qui le roman n’est rien d’autre qu’une longue lettre dont le destinataire semble toujours mystique.

Pham Van Quang, enseignant-chercheur
Université nationale du Vietnam à Ho Chi Minh-Ville.
Membre associé du Laboratoire LLA (Lettres, Langages et Arts)
Université Toulouse 2-Le Mirail.

Edition à référence
Cung, Giu Nguyen, Le Boujoum, Dallas-Texas, Cunggiunguyen Center Publications, 2002. 656 p.
Références bibliographiques
Aron, Paul et Viala, Alain, (2006), Sociologie de la littérature, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 127 p.
Barthes, Roland, (1972), Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 187 p.
Barthes, Roland, (1984), Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 412 p.
Bellemin-Noël, Jean, (1978), Psychanalyse et littérature, Paris, PUF, 127 p.
Bergez, Daniel, (2005), L’explication de texte littéraire, Paris, Armand Colin, 207 p.
Compagnon, Antoine, (1998), Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 306 p.
Del Lungo, Andrea, (2003), L’incipit romanesque, Paris, Seuil, 376 p.
Maingueneau, Dominique, (1993), Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris, Dunod, 203 p.
Pham, Van Quang, (2007), L’Ordre des mots dans les romans francophones de Cung Giu Nguyen, Pham Van Ky et Pham Duy Khiem. Etude linguistique, stylistique et poétique de l’inversion du sujet et de la place des compléments et des adverbes, Thèse de doctorat, Toulouse, Université de Toulouse 2-Le Mirail, 586 p.
Sartre, Jean-Paul, (1998), La responsable de l’écrivain, Lagrasse, Verdier, 64 p.
Tadié, Jean-Yves, (2003), Proust et le roman, Paris, Gallimard, 224 p.

[1] Paul Aron et Alain Viala, 2006, p. 27.
[2] Andrea Del Lungo, 2003, p. 116.
[3] Roland Barthes, 1984, p. 66.
[4] Voir Daniel Bergez, 2005, p. 51.
[5] Voir Jean Yves Tadié, 2003, p. 129.
[6] Antoine Compagnon, 1998, p. 74.
[7] Daniel Bergez, 2005, p. 51.
[8] Voir Jean-Paul Sartre, 1998, p. 16.
[9] Cité par Antoine Compagnon, 1998, p. 92.
[10] Dominique Maingueneau, 1993, p. 79.

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