Sujet : Pour une institution de la littérature francophone vietnamienne
Même si la production littéraire des auteurs vietnamiens francophones est une des créations individuelles et la langue française, pour eux, un instrument de transmission de leur pensée, la littérature vietnamienne d’expression française est toujours un fait social et reste liée profondément au social. Il semble donc malaisé, pour ne pas dire absurde, de procéder à une « valorisation du français en Asie du Sud-Est » en général et au Vietnam (ancienne Indochine) en particulier sans s’interroger sur l’identité de cette littérature et surtout sur ses pratiques sociales, qu’il s’agisse d’ébaucher ses contextes de genèse et son langage, la situation de ses auteurs, sa réception et sa vie au cours de tel ou tel mouvement social. Saisir ces éléments est indispensable pour élucider la place qu’elle occupe dans le cursus littéraire, ainsi que pour faire ressortir ses valeurs par rapport au lecteur et son rôle dans l’évolution de la francophonie. En effet, le renforcement de la francophonie dans le Vietnam actuel devrait s’accompagner d’une volonté d’élargissement de la recherche sur le plan culturel ; les études sur l’émergence de la littérature d’expression française de ce pays anciennement colonisé ont un rôle à y jouer comme facteur prépondérant. C’est dans cet état d’esprit que, nous intéressant plus particulièrement au problème du cadre institutionnel dans lequel cette littérature va se développer, nous voudrions donc choisir de mener une recherche intitulée « Pour une institution de la littérature francophone vietnamienne ». Cette question paraît pourtant plus ou moins délicate en ce qui concerne les différentes dimensions sur lesquelles elle porte : historique, sociale, critique et pédagogique, d’autant plus que ce projet semble plus hasardeux quand il s’agit d’un champ littéraire où tout reste à élaborer, malgré quelques précieux travaux existants. Aussi, ce sujet de recherche conduit-il à une forêt vierge où il faudrait trouver de meilleurs moyens susceptibles de permettre d’apporter une certaine contribution. Objet de recherche Partant de la sociologie de la littérature, nous mettrons l’accent sur la mise en place de l’institution littéraire vietnamienne d’expression française comme objet de recherche. Ce choix de l’objet nous permettrait d’entrer dans l’examen de l’ensemble des règles et des codes qui définissent le fonctionnement de cette littérature. L’enjeu de ce parcours consiste à observer et à décrire l’univers institutionnel de cette littérature, les écrivains en tant que premiers acteurs, la production et sa réception. Il s’agit des composantes principales de l’institution littéraire. Objectifs de recherche L’objectif général de notre projet n’est pas de proposer toute caution scientifique, ni une nouvelle théorie pour la critique et l’analyse littéraire, mais de faire une place au champ de la littérature vietnamienne d’expression française en ce sens qu’elle mériterait d’être institutionnalisée. Par conséquent, ce projet vise globalement un double objectif : réévaluer la théorie sociologique déjà appliquée à la littérature générale et insister sur une nouvelle orientation épistémologique dans la critique de la littérature francophone vietnamienne. Plus spécifiquement, l’initiation à la recherche d’une institution se révèle particulièrement importante pour identifier cette littérature, celle qui semble demeurer encore à la périphérie d’un domaine solidement constitué. Cette recherche sera donc l’occasion de rendre compte des critères définissant cette littérature. Parmi ceux-ci, la langue apparaît comme un support indispensable et considéré d’ailleurs comme le surdéterminant de la production littéraire. Aussi le français faisait-il partie de l’émergence du travail littéraire des auteurs vietnamiens. Prenant conscience du rôle primordial de la langue française – dont l’expérience des écrivains devait être transcrite dans la construction des discours –, notre projet a aussi pour objectif d’appréhender des orientations pédagogiques, car il s’agit de donner des supports aux approches communicative et pragmatique de la langue. La prise en compte de la réflexion sur l’institution de la littéraire vietnamienne d’expression française amènerait alors à préciser sa fonction de pratique sociale de référence aux activités scolaires.
Le plan de recherche
Le projet de recherche s’articulera donc autour de différents axes correspondant aux quatre étapes suivantes : 1ère étape : Fondement théorique Cette recherche sur « l’institution littéraire » se base sur la théorie sociocritique tout en recourant à l’approche de la sociologie de la littérature. Les raisons en seraient évidentes, par le fait que la sociocritique permet d’éclaircir le rapport entre la production littéraire et la société. Il s’agit de rapport du contenu des œuvres au contexte social, qui reflète la relation entre la création et la vision du monde. S’intéressant toujours à des représentations du vécu individuel et collectif, la sociocritique postule que l’écrivain est le vrai sujet de la création en fonction de détermination de la forme et du contenu des œuvres. Retenant les acquis de Georg Lukács et de Lucien Goldmann, cette approche met l’accent sur la relation entre la littérature et la société tout en s’interrogeant sur l’origine sociale de l’écrivain, les conditions matérielles de production de ses œuvres, les positions et les idéologies de l’écrivain. Cependant, il ne sera pas facile d’atteindre les objectifs si on ne fait pas appel à l’approche de la sociologie de la littérature, puisque celle-ci se préoccupe « de la dimension sociale d’une œuvre ou d’un groupe d’œuvres, d’un auteur ou d’un groupe d’auteurs[1]». Plus concrètement, elle permet de caractériser cette tripartition : les producteurs, les textes, leur diffusion et leur réception. C’est ce que développe Robert Escarpit dans sa Sociologie de la littérature (1958). La démarche de la sociologie nous éclaire ainsi le cadre institutionnel littéraire que nous mettrons en jeu dans le cas de la littérature francophone vietnamienne. Elle nous conduira également à mettre en cause la question de champ littéraire tout en nous attachant à décrire les acteurs de la scène littéraire, la production qu’ils donnent et la circulation de cette production, d’où la fonction et les valeurs de l’écrivain. A ce propos, les travaux de Jean-Paul Sartre, de Pierre Bourdieu, de Jacques Dubois, d’Alain Viala, etc. seront évidemment adoptés comme support pour réaliser cette recherche. 2e étape : Recherche sur l’univers des écrivains vietnamiens francophones Dans cette partie, nous chercherons à dégager des différentes questions concernant la notion d’écrivain en tant que créateur et point de départ de la littérature : contexte de production qui fait naître l’écrivain, son statut, sa place sociale et son rôle dans le champ culturel. Ainsi seront abordées les dimensions principales suivantes : Ø Le recensement des auteurs : détermination des « indices de la légitimité et de la reconnaissance acquise » et du « degré de visibilité et d’autorité diffuse détenu par chacun d’eux »[2] Ø Les contextes de la naissance des écrivains : itinéraire de chacun des écrivains du champ littéraire, leur habitus à l’entrée du champ, ce qui permet de préciser leur « origine sociale et géographique, [leur] formation scolaire, [leur] diplôme[3]» Ø Ecrivain dans la création des valeurs esthétiques et rhétoriques : leur influence sur un groupe auquel il appartient. 3e étape : Étude sur la production littéraire francophone vietnamienne et sa réception Cette troisième étape se focalisera sur la production de cette littérature, tout en reconnaissant que la création littéraire appartient à la fois à la pratique individuelle, mais elle subit plus ou moins l’influence de la tradition et des habitudes, nous étudierons ainsi : Ø un parcours historique de la littérature francophone vietnamienne ; Ø son état de la production : les principaux genres pratiqués, leur importance et leurs principes de fonctionnement. En ce qui concerne la réception de cette littérature, nous l’analyserons comme l’élément appartenant aux institutions de la vie littéraire ainsi qu’aux institutions supralittéraires[4], d’où les pratiques littéraires par : Ø la poésie Ø le roman Ø le théâtre Ø les recherches sur la littérature francophone vietnamienne Ø d’autres activités Cette étape s’avère très importante pour insister sur les instances de légitimation de la production littéraire. Cela consiste essentiellement à s’interroger sur le rôle de l’État ou des responsables dans la politique de promotion culturelle, ainsi que sur la situation d’enseignement et de recherche de cette littérature. 4e étape : Quelques propositions didactiques Il faudrait donc donner à cette littérature son institution en l’inscrivant dans un champ plus vaste pour étendre ses influences sur le public et surtout pour construire sa place possible dans les cursus littéraires et linguistiques dans l’environnement scolaire et universitaire. Il s’agira de la démocratisation de son enseignement à différents niveaux : Ø Dans les cursus littéraires : l’insertion de l’histoire de la littérature vietnamienne d’expression française dans l’ensemble de la littérature francophone. Ce sera le cas du Vietnam, où vient d’entrer en jeu le système de formation en crédits universitaires. Ø Au plan de la critique, l’importance des œuvres ou des textes littéraires francophones vietnamiens tient au fait qu’ils permettent de découvrir des valeurs culturelles, et surtout qu’ils deviennent le support pour inculquer une connaissance plus profonde de la langue française. Il apparaît aussi nécessaire d’introduire des textes littéraires francophones vietnamiens aux approches d’analyse du discours, et d’en faire ainsi dégager la valeur socio-pragmatique. Rappel méthodologique : le choix de la théorie présenté plus haut répond exactement à des critères méthodologiques qui s’appuient sur les notions de champ littéraire et d’institution littéraire. Si ces concepts se sont développés pour marquer la démarche dans la perception de la fonction de l’écrivain, de l’écriture et de la littérature, ils sont liés plutôt au domaine de la littérature française et de la littérature francophone « ailleurs », alors qu’ils semblent se dérober à l’attention des critiques dans l’aire « indochinoise ». Pour cet univers littéraire, une première tâche sera de constituer l’état des lieux des acteurs par la procédure de recensement des auteurs et leurs œuvres. Se pose soudain une question importante : comment situer les différentes générations d’écrivains alors que, pour certaines raisons historiques, ils se trouvent en rupture les uns avec les autres, surtout pour la nouvelle génération d’écrivains dont le lieu de résidence se révèle particulier ? Ces problèmes devraient être résolus en s’appuyant sur des informations documentaires et d’autres méthodes d’enquête. Ouvrages théoriques Aron, Paul et Viala, Alain, Sociologie de la littérature, Paris, PUF, 2006. Bourdieu, Pierre, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, 89 (septembre 1991). Le Champ littéraire, p. 4-46. Bourdieu, Pierre, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. Dubois, Jacques, L’Institution de la littérature. Introduction à une sociologie, Paris, Bruxelles, Fernand Nathan, 1978. Duchet, Claude (éd.), Sociocritique, Nathan, coll. Nathan-Université, 1979. Escarpit, Robert, Sociologie de la littérature, Paris, PUF, 1958. Escarpit, Robert, Le Littéraire et le Social. Eléments pour une sociologie de la littérature, Paris, Flammarion, 1970. Goldmann, Lucien, Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1959. Goldmann, Lucien, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964. Lukáck, Georg, La Théorie du roman. Traduit de l’allemand par Jean Clairevoye et suivi de Introduction aux premiers écrits de Georg Lukáck par Lucien Goldmann, Paris, Gallimard, 1989 [1920]. Viala, Alain, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985. [1] Paul Aron et Alain Viala, 2006, p. 47. [2] Pascal Durand, 2001, « Introduction à la sociologie des champs symboliques », in Les Champs littéraires africains, p. 24. [3] Ibid., p. 35. [4] Voir Paul Aron et Alain Viala, 2006, p. 82.
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